Car si paradoxalement le corpus des nouvelles préférées est largement partagé (6 nouvelles en commun dans chacun des top 10) par les 4 jurés. Les deux nouvelles élues 1er Prix ex-æquo sont fondamentalement différentes et viennent chacune d’une planète distincte. Elles témoignent d’ailleurs de la nature de nos jurés.
D’un côté, Chloé Deschamps, éditrice dans une grande Maison d'édition germano-pratine respire l’amour des lettres, les références, l’exigence. Elle ressent le devoir de s’abstraire pour juger, puis ré-épouser le texte pour en sentir toute la portée. L'émotion du premier instant est importante, mais il faut l'expliquer, savoir que ce n'est pas une dérive personnelle (même s’il est instinctif). C’est à l’analyse qu’un texte s’évalue, même si cette analyse est quasi-instantanée. La nouvelle est choisie à la lumière de critères équilibrés, et justifiés, dont la magie opère : attaque, style, sujet, structure, légèreté. Un choix assuré, solide, fondé, justifié, sans regret.
Pour Béatrice Hadjaje, rédactrice en chef adjointe au service étranger de RTL, l’approche est fondamentalement différente. Dans un premier temps, c’est la spontanéité, l’histoire qui prime, « ça me touche ou pas »… « Il y en a trois ou quatre que je préfère ». Il faut choisir. En professionnelle, elle se reprend, en définissant ses critères. « Dans mon métier, j’ai 45 secondes pour faire passer une idée : tout dire sur un flash à l’antenne, sur l’Irak ou sur la Cop 21… » Eux, Ils ont deux pages pour capter mon attention de la première ligne à la dernière. Pas de bla bla. Efficacité d’abord.
Le sujet « Dérapages », elle en a fait sa définition » et traque le hors sujet. Pour moi, le dérapage n’est pas un simple accident ou un hasard. C’est un moment où la vie bascule, c’est une sortie de route. Plus rien ne sera plus comme avant, il faudra mourir, changer de vie, se cacher ou assumer. Elle ajoute : un dérapage n’est jamais innocent, c’est le signe d’une personnalité profonde ou d’une volonté inconsciente de se révéler, et j’ai privilégié dans ma sélection de nouvelles cette mécanique.
D’un côté une évaluation professionnelle objective, qui nous apprend à savoir pourquoi et comment on aime un texte durablement, pourquoi il a une valeur littéraire, pourquoi il a une respiration qui dépasse la première lecture.
De l’autre une pulsion maîtrisée qui repose sur des arbitrages de raison : la référence au sujet, la synthèse et la force de l’histoire.
Nous vous laisserons deviner qui a élu quoi, même si nos deux jurés ont apprécié leurs choix mutuels,et que leurs choix ont convergé sur nombre d'entre elles.
il y a une langue, un esprit, un rythme serré, et une vraie interprétation du thème imposé. Notre jurée a été surprise, et prise surtout. L’univers est créé d’emblée. L’histoire multidimensionnelle saisit toutes les portées d’un grand dérapage. La concision et l’efficacité sont de mise, rien n’est inutile. Les limites de la nouvelle sont d’abord perceptibles mais disparaissent comme un mirage pour étendre ses frontières et faire advenir un monde. « De loin la plus belle pièce selon moi ! », déclare Chloé Deschamps. On sent dans ce jugement la certitude de ne pas s’être trompée..
Ce n’est point tant l’écriture qui a rendu l’autre jurée inconditionnelle. C’est la vérité de l’instant saisi. Monsieur Vilcoud, c'est « une nouvelle sur notre époque ». Avant les réseaux sociaux, la célébrité se méritait, aujourd'hui elle se crée, et elle encombre ceux qui ne l'ont pas sollicitée. Pour rien ou presque, pour le simple appétit des médias, pour nourrir le vide sidéral. Ce récit campe le décor en un instant, donne une densité au personnage et lève une problématique de civilisation. Le récit est inattendu. Intelligent, sobre, efficace. Un dérapage pas si malheureux. Bien saisi.
Subtile, cette nouvelle nous conduit vers un enchaînement tragique ! Les détails s'accumulent. Au fil des lignes et des paragraphes, on a envie d’arrêter cette femme qui glisse sur cette pente fatale... de lui tendre la main. En vain, le lecteur assiste impuissant à l'épilogue. Presque avec soulagement.
Narration efficace, tranchante, à l’image du récit tendu. L’histoire est serrée, l'atmosphère est lourde. Un ton inquiétant comme l'intrigue. L’interprétation du thème est construite, fomentée, même si le hasard est au centre du récit. La violence comme dénouement, c'est une évidence. On a envie, nous lecteurs aussi, de lui donner un "coup de main".
Mémoire, sentiments, sensations, amour, passion... Une mozaîque d'images à la fois précises et confuses vont passer dans l'esprit de ce pilote, le temps d'une course automobile. Pas pour le meilleur. Une écriture pointilliste. Remarquable.
Marcel Duchamp disait : "ce sont les regardeurs qui font le tableau". On pourrait presque dire, ce sont les lecteurs qui font le livre.
Ce concours de nouvelles nous apprend la variété d’un regard sur un même texte, la valeur émotionnelle qu’il procure à chacun, la forme de sensibilité qu’il éveille, et l’aptitude de chacun à justifier ses choix.
Mais attention nous parlerons la semaine prochaine de coups de cœur et de coups de chapeau, car certaines d'entre elles ont fait débat pour entrer dans le carré final. Nos jurés fusionnent positivement sur un corpus de nouvelles. Il y a des valeurs et des qualités universelles qui rassemblent. Hopefully.
Dans le recueil à lire ou à télécharger gratuitement sur le site, vous retrouverez la sélection de toutes les nouvelles répondant aux règles du concours : respect du thème, présentation... et dont l'orthographe n'était pas "approximative".
Christophe Lucius
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