La pluie joue dans le soir brumeux son habituelle berceuse triste sur la rambarde du balcon. Les écrans géants des voisins ronronnent doucement derrière les cloisons de papier. Rien de particulier ne distingue cette nuit de celles qui l’ont précédée, nuits muettes de couvre-feu, nuits aveugles dont les étoiles, dissimulées derrière les voiles de la pollution, ne nous parlent plus depuis longtemps.
Je regarde une dernière fois le salon où j’ai vécu vingt ans. Vingt ans de petits tracas et de sourires, de pleurs et de joies, de vie de famille douce et banale, d’une existence paisible en somme, dont on s’aperçoit trop tard que c’était le bonheur. Ce même salon où nous avons appris – à la télévision, bien sûr – le vote de la loi Progrès social et Egalité culturelle.
Nous aurions dû prévoir ce qui est arrivé. A présent que tous ces événements, dûment corrigés pour être conformes au présent, sont gravés dans l’Histoire, tous les faits s’enchaînent avec une logique implacable. Au siècle dernier, des visionnaires comme Huxley ou Bradbury avaient dénoncé la mise en mouvement de la machine infernale, l’engrenage implacable qui risquait de broyer l’humanité. Nous n’avons vu en leurs œuvres qu’une science-fiction obscurcie par les horreurs des premières guerres mondiales et la peur de l’avenir. Nous avions tort.
Ma famille est en sécurité. Il ne reste plus que moi. Voilà déjà cinq minutes que j’ai débranché tous les appareils connectés : l’alerte a dû être donnée, la brigade sera bientôt là. Et malgré la pluie, malgré l’automne qui n’en finit pas de mourir, la température montera.
Je n’aurais jamais cru en arriver là. Debout devant la bibliothèque familiale, je contemple une dernière fois les livres, sagement alignés, les petits poches serrés en rangs frileux, les livres d’art aux poses alanguies d’odalisque résignée, les dictionnaires, les manuels… tout un monde sur le point de chavirer dans l’abîme.
Un seul. Je n’ai droit qu’à un seul livre, impossible d’en emporter davantage. C’est un peu comme dans ce vieux film, interdit depuis, Highlander, il ne peut en rester qu’un. Sauf que nous ne sommes pas à Hollywood. Nous sommes à Paris et les pneus de la brigade culturelle viennent de crisser en bas de chez moi.
Toutes les ressources informatiques ont été effacées depuis longtemps. Adieu livres électronique, dictionnaires et encyclopédies en ligne, adieu MonBestSeller. Il ne restait plus que les livres papiers. Leur tour est enfin venu.
Alors lequel ? C’est comme si tous les livres hurlaient d’effroi, ayant deviné leur sort. Virgile, Malaparte, Zweig, Loti, Maupassant… Qui échappera à cette saison en enfer ? Comment en conscience privilégier Victor Hugo à Montaigne ? Au nom de quoi faire passer Prévert devant Marie de France ? Pas question de se fonder sur un classement des ventes… Il faut un livre qui marque les consciences, qui donne des leçons de liberté, de résistance… Je tiens à bout de bras Le Monde d’hier de Stefan Zweig d’un côté, les Mémoires de guerre du Général de Gaulle de l’autre, équilibre délicat que je ne me résous toujours pas à rompre…
Cessons de paniquer et tâchons de prendre le problème autrement. Faut-il vraiment sauver un classique ? C’est ma première impulsion, mais c’est sans doute aussi le réflexe le plus répandu. En termes de probabilité, la littérature classique a davantage de chances d’être préservée. Plus l’ouvrage est récent et moins il peut espérer être choisi. Alors quoi dans les ouvrages de ces dernières années ? Le Trône de fer, par exemple, est-il l’épopée du vingt-et-unième siècle, ou bien une simple série à succès destinée de toute façon aux oubliettes des lettres ? Le manque de recul pourrait être fatal. Mon Dieu, comment savoir ? Qui suis-je pour décider ?
Et si je tirais au sort ?
L’ascenseur, déjà. Vite ! Mais quoi, quoi, quoi ? Ne pas laisser la panique me gagner.
Soudain, l’illumination.
Je dévale l’escalier de secours, mon livre sous le bras. J’entends à quelques mètres de moi les lourdes bottes de la brigade. Les coups qu’ils assènent à ma porte ébranlent jusqu’à la moelle de mes os. Mon cœur palpite comme un oiselet fou. Descendre, toujours descendre, sur des jambes qui flageolent, ces neuf étages interminables et angoissants comme les cercles de l’Enfer. Grand Dieu, que vais-je trouver en bas ?
Enfin l’air frais ; au lieu de Lucifer, pour m’accueillir, une voiture vrombissante. Sprint inespéré, je saute, elle démarre aussitôt.
Y... est assis à côté de moi sur la banquette arrière. C’est lui qui a organisé mon exfiltration. Il m’interroge du regard. Je lui tends le livre. Il l’examine, me regarde à nouveau, interloqué.
« Le Dictionnaire de l’Académie française ? »
Alors je lui explique. Que le papier ne nourrira pas éternellement les bûchers de la censure. Que l’autodafé, de l’écrit, se propagera à l’oral, et de là aux idées. Que la perversion du vocabulaire a déjà commencé, que lorsque l’expression des idées contraires à la doxa aura été rendue impossible, ce sera à ces idées elles-mêmes de disparaître. Plus de livres, plus de mots autres que ceux distillés par le Pouvoir, leur pauvre sens tordu, torturé, défiguré. Pauvreté des mots, pauvreté des idées. La mémoire des faits, les pensées, les réflexions s’éteindront, faute de paroles pour les énoncer, les comprendre, les transmettre. Ce ne seront plus seulement les livres mais les lettres qui auront disparu. Ne restera plus que la vérité desséchée du Pouvoir pour emplir les têtes illettrées de courants d’air, de pain et de jeux.
Derrière nous, tout au bout de la rue, une lumière crue s’est mise à briller dans la nuit. C’est le fanal de l’ignorance, les derniers feux d’un nouveau pan du Beau - quelle ironie ! - littéralement sublimé. Mais n’ayez crainte braves gens, comme toujours le brasier sera bref, afin de ne pas indisposer les voisins. Les ténèbres reprendront bientôt leurs droits. L’avenir seul dira si j’ai bien choisi.
Max Dougall
Vous avez écrit un livre : un roman, un essai, des poèmes… Il traine dans un tiroir.
Publiez-le sans frais, partagez-le, faites le lire et profitez des avis et des commentaires de lecteurs objectifs…
@Gilles Do
Vous pouvez par exemple vous réferer aux détournements sémantiques opérés en Allemagne par le pouvoir nazi (travaux du philologue Victor Klemperer notamment). Ainsi le mot "fanatisme" est devenu la plus haute vertu ; le mot "thérapie" en est venu a désigné le meurtre des malades mentaux ; quant au mot "aryen" (désignant initialement des populations indo-iraniennes), il a eu la postérité que l'on sait à partir des ouvrages de Gobineau.
Bien à vous, MD
@Max Dougall
Précision interessante. Qu'entendez-vous par "changements sémantiques imposés par idéologie" ? Un exemple éclairerait ma lanterne !
@Gilles Do @Anne Loréal @Julip2975 @lamish
Merci à tous pour vos commentaires ! En effet Lamish, on ne peut s'empêcher de penser au Nom de la rose et à la passion presque fatale de frère Guillaume : on a tous un peu de Baskerville en nous... Pour répondre à Gilles Do, je suis d'accord avec vous : la langue est vivante et change avec le temps, et c'est très bien ainsi. Par mon choix du dictionnaire de l'Académie française, je visais le détournement du langage par le pouvoir, les changements sémantiques imposés par idéologie (quelle qu'elle soit) qui visent à travestir la réalité, non à la désigner ; changements qui ne relèvent pas de l'évolution naturelle de la langue mais visent au contraire à la contraindre et à l'entraver.
Au plaisir de bientôt vous lire,
Bien sincèrement,
MD
Bonjour @max Dougall
Bravo , style haletant, scénario bien ryhtmé et tonique .
Bien à vous
Julip
@Max Dougall
J'adore! Quelle nouvelle trépidante, quelle atmosphère si bien rendue... et un choix inattendu!
Je suis fan.
Bien à vous,
Anne
Les mots resteront ! Ils font partie du langage parlé, ils continueront à évoluer. Ce qui disparaitrait avec l'écrit, c'est la trace ! Belle histoire et belle plume, néanmoins, merci de ce voyage !