François et Nicole sont près de moi. François donne des coups de pied dans des mottes de terre. Il me tourne le dos. Nicole me fixe de ses beaux yeux bleus. Avec son visage allongé et pâle, ses bouclettes blondes et sa robe rose du dimanche, elle ressemble à une poupée. D’habitude,elle m’énerve. Elle veut toujours que je mange des insectes ou que je saute sur les pierres de la mare jusqu’à ce que je glisse et que je sois tout mouillé. Aujourd’hui, elle ne me dit aucune méchanceté. Je suis presque déçu.
« Venez,on va jouer aux Seigneurs ! »nous dit-elle soudainement.
Son sourire m’invite à la suivre jusqu’au saule pleureur sous lequel nous avons nos trônes, des rondinspas de bois desquels nous dispensons la justice du Royaume. Je m’installe sur le petit trône, celui qui fait mal aux fesses parce qu’il est tout bossu. Nicole s’installe sur le beau rondin de chêne à côté. C’est elle la Reine. C’est toujours sa place. Nous attendons un peu mais François ne vient pas. Nous l’appelons. Il ne veut pas jouer. Il préfère jeter des pierres à l’eau visiblement. Je fais la grimace. Je n’aime pas jouer le paysan car il faut se mettre à genoux et les branchettes écorchent la peau. Je n’ai pas envie aujourd’hui. Je suis triste. Mais je n’ai pas le choix. Nicole est une fille. Elle porte de jolies robes et elle n’a pas le droit de les abîmer. C’est pour ça que c’est toujours la Reine du Royaume. Je me résigne et me lève en soupirant quand Nicole me prend le bras en me fixant doucement. Ses cils tremblotent légèrement. Je sens son hésitation.
« Aujourd’hui,c’est toi le Roi ! Mais je te préviens que moi,je suis pas une vraie paysanne. Je suis en fait une princesse d’une contrée lointaine mais je me déguise en paysanne et je suis si jolie que le Roi décide de m’épouser et je deviens la Reine ! »
Fièrement, Nicole abandonne son trône. Elle tasse la terre du pied, enlève des morceaux de bois et s’agenouille à quelques pas de moi non sans replier sa robe pour ne pas la tacher. Elle baisse la tête un instant. Sa voix claire comme de l’eau de roche s’élève alors et résonne entre les murs de marbre de la salle du trône.
« Seigneur, pardonnez-moi. Je ne suis qu’une pauvre paysanne qui travaille nuit et jour pour produire du blé pour garnir vos greniers. La récolte a été mauvaise. Je ne peux vous fournir que la moitié de ce que je devais vous apporter pour payer l’impôt. Pardonnez-moi,Seigneur. »
Sur mon trône d’or, j’observe avec hauteur cette insignifiante paysanne qui a osé défier le collecteur d’impôts.
« Vous ne savez donc pas cultiver le blé ?! »
Je m’empourpre de colère. Je pense à mes greniers vides et à tous ces gens qui vont mourir de faim parce que cette paysanne n’a pas fait son travail.
« Seigneur, je n’ai pas été une paysanne toute ma vie. Je… »
Agenouillée, mais d’un port altier, Nicole me transpercedu regard. Toute son attitude me défie.
« Je suis Nicole, la fille du roi Roland. Je n’ai pas l’habitude de cultiver le blé. »
Quelle surprise ! Une princesse dans mon royaume et je l’ignorais !
« Mais si vous êtes une princesse, prouvez-le-moi ! »
Je jubile sur mon trône de chêne. Je suis le Roi !
Nicole a mal, elle se balance d’un genou sur l’autre et finit par glisser un pan de sa robe sous sa peau meurtrie.
« Eh bien… je suis jolie comme une princesse ! Mes cheveux sont en or et j’ai la peau si fine qu’un petit pois sous un matelas peut me faire mal au dos !
– Mais on n’a pas de matelas ni de petit pois ! »
Nicole est embêtée.
« Eh bien,vous n’avez qu’à regarder mes genoux. Ils sont toutrouges parce que j’ai la peau très fine ! »
Nicole se lève et s’approche en époussetant la terre avec sa robe qui n’est plus aussi rose maintenant.
« Voyez, j’ai la peau d’une princesse ! »
Je regarde attentivement mais ses genoux ne me paraissent pas plus abîmés que les miens quand c’est moi le paysan… Je reste dubitatif.
« Et les cheveux d’or ? »
Nicole s’approche très près de moi et me chatouille le nez avec une mèche de cheveux. Je détourne la tête, gêné. Elle me regarde, amusée.
« Je suis une princesse et je peux vous le prouver ! Mais vous devez fermer les yeux ! »
Je secoue la tête. Je la connais trop bien. Je ne suis pas à l’aise.
« Si, si,c’est obligatoire. La magie ne marche que si vous fermez les yeux ! »
Je ferme un œil et continue de l’observer pendant qu’elle fait la grimace. Je crains qu’elle ne me pousse.
« Les deux yeux sinon la magie ne marche pas ! »
Je ferme l’autre œil. Puis,les deux en même temps. Un bref instant. Une pression sur mes lèvres. C’est tout mouillé. J’ouvre les yeux, horrifié.
La robe rose s’envole au loin dans un éclat de rire.
« Le Roi est transformé en crapaud ! »
Le jeu est fini. Je ne suis plus Roi. Juste moi.
« Et puis, ça ne prouve rien du tout, pensé-je en m’essuyant la bouche. C’est dégoûtant les filles. »
Vous avez écrit un livre : un roman, un essai, des poèmes… Il traine dans un tiroir.
Publiez-le sans frais, partagez-le, faites le lire et profitez des avis et des commentaires de lecteurs objectifs…
@C.Thibierge
Merci de votre commentaire qui me touche ! Cela me motive d'autant plus pour continuer à écrire sur le thème de l'enfance. C'est un monde onirique et familier à la fois qu'on oublie en grandissant. C'est bon de s'y plonger parfois et de retrouver son passé (ou celui des autres d'ailleurs)!
@Gersende
A travers cette nouvelle le monde de l'enfance renaît comme par enchantement, c'est très joyeux et frais. Merci et Bravo!