Je me demande depuis un certain temps si la globalisation effrénée et la révolution en matière de communication que connait l'humanité depuis quelques temps nous mèneront bientôt vers un point où la plupart des langues auront disparu, et si même la communication orale disparaîtra. La réponse m'inquiète parce que les conséquences de tels changements pourraient être énormes.
J’élaborerai ci-dessous mes pensées et ce qui se sait sur la première question. Dans un second article, je m’étendrai sur la seconde. Notez que les références ne sont pas toutes en français, mais comme on parle de langues, j’espère que vous connaissez un peu l’anglais pour pouvoir lire les articles auxquels je réfère, ou que vous pourrez utiliser les outils de traduction de Google si vous ne connaissez pas l’anglais.
En ce qui concerne la question de la disparition des langues, donc, le consensus est que la mondialisation entraîne déjà la disparition de nombreuses langues (voyez l’article de la BBC, The Death of Language, ou du Wall Street Journal, What the world will speak in 2115). La standardisation et la mondialisation—et peut-être le besoin de se sentir plus éduqués dans un monde globalisé—poussent même les dialectes à l'exil. En Italie, par exemple, où des villages éloignés d'une vingtaine de kilomètres seulement avaient chacun leur propre dialecte, la plupart des jeunes n'utilisent déjà plus le dialecte de leurs parents ou grands-parents, et les plus petits ne le connaissent pas du tout. Dans certains coins du pays, plus personne ne parle le dialecte régional (voir article sur Wikipédia, Languages of Italy). Je ne connais pas personnellement la situation en France, mais cela ne m'étonnerait pas que la même chose s'y passe si l'on en croit les études disponibles (voir la spécificité française : histoire et politique linguistique).
Les articles publiés résument bien le pourquoi de ce triste état de choses, et expliquent assez bien en quoi cet appauvrissement constitue une perte réelle pour l'humanité. En somme, la perte de ces langues et dialectes se traduira par (et j'utilise ici intentionnellement le temps futur et non le conditionnel):
- la perte de l'identité sociale, signifiant que les descendants des groupes ethniques qui auront perdu leur langue ne se reconnaitront plus que par la nourriture qu'ils mangent, et peut-être aussi par leurs noms de famille—si tant est qu'ils n'auront pas changé—mais qu'à part cela, plus rien de concret ne les unira car la langue constitue une partie essentielle de l’identité, si bien que les descendants de groupes ethniques vivant à l’extérieur du pays d’origine de leurs ancêtres lanceront avec joie et fierté le ou les mots qu’ils connaissent encore (comme « bonjour » ou « merci » ou « buongiorno » ou « mangia! ») même s’ils les estropient, et qu’une fois que toute notion d’une langue aura disparu, on aura aussi probablement perdu l’histoire non-écrite, les façons de se décrire et de décrire les émotions, ainsi que l’humour qui dépend étroitement du langage et dont dépend une culture;
- la perte subséquente ou contemporaine des traditions qui définissent chaque groupe, complétant la dissolution de ce groupe;
- un appauvrissement des pensées et des conceptions du monde qui nous entoure et qui s'expriment à travers la poésie, les rites, les cérémonies, l'humour et les émotions, ainsi que par les questions scientifiques qu'un peuple pose.
- La possibilité que notre capacité de poser des questions scientifiques sera également affectée est particulièrement troublante --voir l'article de Claire M. Filloux, PhD, qui explique comment le langage peut affecter la qualité de la science conduite par les chercheurs (Language’s Influence on Science), et celui de Ford et Pete sur le rôle du langage en science (The Role of Language in Science). David Louapre, chercheur en physique français, discute dans son blog de la possibilité que la langue influe sur notre manière de penser.
Ces changements se traduiront finalement par une diminution de notre capacité en tant qu'humains de comprendre, et selon moi, également par une diminution de notre capacité de nous adapter et d’adapter l’environnement à nos besoins. La diminution de ces capacités sera plus que fâcheuse lorsqu’elles seront nécessaires pour assurer notre survie en tant qu'espèce.
L.A. Di Paolo
Prochain article : Qu’en est-il de la perte de la parole elle-même? Quelles seront les conséquences profondes de la disparition des langues et de l’oral, et y-a-t-il moyen de prévenir le pire?
Vous avez écrit un livre : un roman, un essai, des poèmes… Il traine dans un tiroir.
Publiez-le sans frais, partagez-le, faites le lire et profitez des avis et des commentaires de lecteurs objectifs…
C'est bien de faire des études et analyses, de se poser des grandes questions sur l'évolution des langues et dialectes...A mon sens cela reste académique, destiné à la ratiocination universitaire. On en a besoin, bien-sûr, pour que l'université existe dans le respect de sa vocation première, la recherche fondamentale et l'élaboration d'un propos élaboré sur tous les sujets, même les plus improbables. De telles approches ne se relient pas nécessairement et spontanément à la réalité que nous percevons de notre modeste niveau, celui du vécu. Et ce que je perçois c'est le massacre au quotidien de la langue française dans tous les médias. Journalistes, commentateurs, invités, "spécialistes", de soi-disant grandes consciences qui entendent nous délivrer leurs prétendues lumières mais ne semblent pas avoir été à l'école, incapables d'accorder un participe passé, ignorant que "lequel" fait "laquelle" au féminin et "lesquels" au pluriel, ajoutant systématiquement un deuxième sujet à tous leurs verbes - le président "il" a dit, la madame, "elle" est contente...et la nouvelle mode de placer l'accent tonique sur la première syllabe du mot pour accentuer, un pas vers l'accent belge, et non sur la dernière, comme on le fait en français quand on est sensé parler le français. J'en passe, bien-sûr...Ce massacre de la langue française correspond à un échec de l'enseignement et de la transmission dans les familles. Cette connaissance fondamentale n'est plus prioritaire. Or c'est elle qui permet l'expression de la pensée, précise et nuancée, une richesse essentielle de la langue française en particulier. Et cette précision est indispensable dans les sciences, je partage votre point de vue. Notre identité commune devrait d'abord être celle de notre langue. Ce n'est plus le cas, le français oublié c'est l'identité française qui se perd. On peut faire des études interminables sur le sujet mais, excusez-moi, la seule cause est la paresse. Une paresse crasse, peut-être volontaire, qui refuse de dispenser à l'école les enseignements à leur juste niveau d'exigence. La paresse crasse, notamment de celles et ceux qui, par la pratique des médias, ont fait de la langue française leur outil de travail et sont incapables de l'utiliser correctement et de lui accorder un minimum de respect. Alors...je ne crois pas à la disparition des langues. Elles demeureront un moyen d'expression, comme le grognement, réduites à un rôle purement utilitaire. C'est déjà largement le cas. L'anglais que tout le monde admire à une bonne longueur d'avance. Mais excusez du peu, je ne crois pas que ce soit là le bon modèle. Sauvons la langue française !
@Vespucci, bien dit.
@Colette Bacro, j'ai bien compris. J'ai répondu d'abord à la thèse de M. Letiers selon laquelle les mathématiques devraient suffire à assurer notre prospérité continue. Et puis j'ai répondu à sa demande de preuves. Il y a aussi un troisième point que M Letiers a soulevé auquel j'aimerais bien répondre plus tard: à savoir que les humains s'adapterons aux changements (donc à la disparition des langues et à l'appauvrissement des langues restantes) car je suis biologiste évolutionniste et je suis plutôt d'avis qu'il n'est certain que l'espèce en sortira gagnante, et je me dis donc: pourquoi prendre le risque? Comme vous et @Vespucci, je m'inquiète de l'avenir, et cela me pousse à agir. En discuter ici est une façon de commencer, mais on ne peut s'arrêter là si on croit vraiment à ce que l'on dit.
@Vespucci, je comprends, et j'ai interprété les propos de M. Letiers de la même façon que vous, mais à la fin de l'une de ses réponses, il a écrit "qu'on me le démontre", et là, il a raison, car si même la beauté et la poésie d'un langage riche devraient suffire à sa protection, les intérêts économiques sont tels qu'on ne le fera pas à moins de faire la preuve de la nécéssité de cette diversité. C'est tout comme les difficultés que l'on a aux États-Unis, où je vis, à convaincre la majorité que la protection de l'environnement est cruciale. Sans preuves solides, les impératifs économiques du pays ne permettront pas de faire les changements nécéssaires, surtout quand les dirigeants du pays ne croient pas non plus à la science. Le défi de M. Letiers est donc bienvenu car il est indicateur d'un sentiment général auquel il faut répondre.
Vous êtes gentil, @Vespucci. Merci.
Les points soulevés par @Hubert LETIERS sont, cependant, tout à fait valides. La relation entre existence de langues diverses et richesse de ces langues est peu comprise, et à moins de trouver un "langage" plus simple pour en parler et d'établir clairement cette relation à l'aide d'exemples concrets, il sera difficile de convaincre la majorité -- si non de nous convaince tous -- de défendre les langues quand les objectifs économiques nous poussent dans une autre direction. Et pourtant, il faut y arriver. Et il faut aussi avoir des solutions à proposer, car autrement il ne servira à rien de persuader. Ou peut-être que je me trompe, et que si on arrive à persuader la bonne personne, celle-ci saura opérer les changements nécessaires. Ces quelques échanges me donnent beaucoup à réfléchir.
Cher @Hubert LETIERS, vous avez raison quant au fait que les mathématiques ont été et sont encore à la base des avancées scientifiques et techniques, et que ce langage soutient notre progrès bien qu'il soit universel (et donc unique, et non diversifié); cela tient au fait que malgré son statut universel, il évolue. Et les changements qu'il subit, en raison de son évolution, sont immédiatement disséminés de par le monde.
Mais bien que les mathématiques soient le langage utilisé pour comprendre à peu près tous les phénomènes étudiés (sauf, par exemple, la psyché humaine, qui est encore hors de la portée des mathématiques), de nombreux penseurs tels que Bohm, Ford, et Pete, ainsi que des chercheurs tels que Filloux, et bien d'autres, sont d’avis qu’elles ne permettent de comprendre que si les questions, les hypothèses, sont formulées correctement, et cette formulation dépend au plus haut point -- au départ -- du langage. Les mots utilisés peuvent, en effet, bloquer toute découverte en forçant une hypothèse fausse (comme l’exemple hypothétique donné par Filloux au sujet de l’Effet Doppler s’il avait été nommé Effet Sonore, et son exemple factuel au sujet de l’Effet Anomérique dont le nom, selon elle, empêche certains progrès), ou en empêchant même qu’une question soit posée (comme dans l’exemple donnée par Ford et Pete quant à l’incapacité d’Einstein de comprendre les sciences quantiques). Vous connaissez probablement, par ailleurs, le problème causé par le manque de consistance dans l’utilisation du mot « théorie », manque qui—même si le mot est généralement bien compris par les scientifiques—empêche les populations et les gouvernements de soutenir certaines études ou découvertes parce qu’ils croitent qu’elles sont basées sur des « théories ».
Finalement, il est également—probablement—vrai que la disparition des dialectes et l’appauvrissement du langage ne nous empêcheront pas de résoudre les problèmes écologiques et environnementaux auxquels nous faisons face. Mais, cet appauvrissement a de graves conséquences à un autre niveau, comme le dit @vespucci. Vous savez peut-être l’histoire du langage des Navajo qui fut utilisé par les américains, pendant la deuxième guerre, pour générer un code secret que les Allemands ne purent décoder. Sans cette richesse du langage, il aurait fallu inventer un autre code qui aurait peut-être été facilement décodé par les décodeurs d’Hitler (et ce ne fut pas la première guerre où les Américains utilisèrent des langues aborigènes pour créer des codes qui leur servirent à vaincre l’ennemi). Et si on se laisse imaginer que dans un futur, plus ou moins éloigné, un vaisseau spatial venant de qui sait quelle planète s’arrêtera au-dessus de la nôtre, il est facile de voir comment l’appauvrissement de notre libraire de langues et du langage même pourraient avoir de graves conséquences sur notre capacité de réussir ce premier contact. En effet, notre conception du monde et de toute chose par nous observable est fonction de la langue, et dans le cas où nous n’aurions plus qu’une langue sur Terre, et où les ordinateurs n’auraient pas encore appris à traduire les langues extraterrestres, il est possible que nous comprenions mal le message de ces extraterrestres et que nous décidions de les accueillir avec des missiles au lieu de leur donner la bienvenue.
Les mathématiques sont en effet un langage universel qui permet de comprendre bien des choses, mais elles ne peuvent nous servir si les mots que nous utilisons pour parler des choses que nous observons nous forcent à rejeter toute exploration ou à chercher dans une mauvaise direction. Par ailleurs, perdre cette diversité des langues, c’est nous appauvrir véritablement, c’est nous rendre moins capables d’imaginer certaines choses, moins capables d’inventer, moins capables de créer des poésies qui nous transportent par leur inusité, moins capables de raconter, etc.
Les langues sont, à la base, des outils, et appauvrir notre boite à outils, c’est nous rendre moins capables de construire et réparer les choses qui dépendent du langage humain, et que les mathématiques ne peuvent créer ou restaurer. C’est pourquoi il est capital de supporter leur existence continue.