Un beau jeune homme était là, sur le bas-côté, le pouce levé, un sac posé à ses pieds. Je quittais une aire d’autoroute. Il faisait beau. C’était mars, ou peut-être avril. Devant moi un semi-remorque peinait à prendre son élan sur la voie d’accélération. J’ai freiné pour lui laisser le temps de gagner en vitesse. Un beau jeune homme était là, sur le bas-côté, le pouce levé, un sac posé à ses pieds. Je n’ai pas baissé ma vitre pour lui demander où il allait, j’ai ouvert la porte de ma voiture.
Il a jeté son sac à l’arrière et il est monté. Sitôt assis, il a tourné son visage vers moi et m’a dit : « Je suis une femme. »
Il a refermé sa porte et j’ai démarré.
Je n’ai pas tardé à dépasser le camion qui venait de quitter l’aire de repos. Le jeune homme regardait la route, droit devant lui. Cheveux coupés court, vêtements d’homme ; il n’avait rien de féminin. Pourtant, de sa voix grave, il venait bien de me dire : « Je suis une femme ».
Je n’ai pas eu à interroger mon singulier passager. Il s’est confié à moi, même si j’étais le premier venu, ou peut-être justement parce que j’étais le premier venu.
Il s’appelait Cherokee. Il venait de quitter son travail, son appartement, sa fiancée. Il avait tout abandonné pour retrouver celle qu’il cachait en lui. Il avait tenté de s’expliquer avec ses parents, avec sa petite amie. Mais, il le reconnaissait lui-même, son physique, son histoire, plaidaient en sa défaveur. Il ne pouvait pas en vouloir à son père qui lui avait conseillé d’aller voir un psychiatre, ni blâmer sa fiancée qui avait érigé entre elle et lui un mur de pleurs et de cris. Il le confessait, il les avait floués comme il s’était floué lui-même. Mais comment aurait-il pu en être autrement ? Les apparences étaient contre lui. Il n’avait rien d’une femme, il n’était même pas efféminé. Il m’a dit :
— Quand depuis sa naissance un corps d’homme emprisonne une femme, c’est comme si elle n’existait pas. Elle attend un miracle, mais il n’y a pas de miracle. Les poils poussent. Sur le menton et les joues on sent la barbe poindre. La peau s’épaissit, les muscles sont plus apparents. Le sexe, déjà inutile et incongru, devient avec le temps démesurément grand, insultant, outrageant. Et puis, un beau jour, après des années, après des siècles, un beau jour de mars ou d’avril, tout à coup la chrysalide s’ouvre. La femme refuse de patienter davantage, elle exige sa part de vie. La Belle au bois dormant s’éveille, Vénus sort de l’écume de la mer, Eve est tirée de la côte d’Adam. La femme naît, l’homme n’a plus qu’à disparaitre.
— Cherokee, lui ai-je demandé, c’est votre nouveau nom ?
— Non, ce sont mes parents qui ont choisi ce prénom à ma naissance, j’ignore pour quelle raison. Peut-être ont-ils eu la clairvoyance de mon altérité, qui peut savoir ?
Ensuite le silence s’est fait, et nous avons continué à rouler ainsi, dans un temps suspendu.
Est-ce que j’allais abandonner mon beau jeune homme à la sortie de l’autoroute ? À la croisée des chemins ? Sur un trottoir ? Quand je suis arrivé à destination, je lui ai demandé s’il avait un point de chute. Il ne s’attendait pas à ma question. Il m’a regardé, il a pris le temps de la réflexion, puis son visage pensif s’est irradié, il s’est transformé, transfiguré. Un large sourire est venu réchauffer ses lèvres et ses pupilles se sont mises à étinceler. Alors, il m’a répondu :
— Un point de chute ? Non, j’ai bien mieux qu’un point de chute, aujourd’hui j’ai un point de départ.
J’ai arrêté mon véhicule. Une belle jeune femme en est sortie. Elle a pris son sac sur la banquette arrière et m’a remercié avant de refermer la portière. Elle est partie droit devant elle sans se retourner.
Une femme ne doit jamais se retourner quand on la regarde marcher.
Vous avez un livre dans votre tiroir ?
Publier gratuitement votre livre
Vous avez écrit un livre : un roman, un essai, des poèmes… Il traine dans un tiroir.
Publiez-le sans frais, partagez-le, faites le lire et profitez des avis et des commentaires de lecteurs objectifs…
Un auteur n’a pas à se justifier. Son texte, rendu public, ne lui appartient plus ; il appartient à ses lecteurs.
Mais nous sommes ici - pour nombre d’entre nous - entre auteurs, alors je ne résiste pas à préciser que Cherokee existe vraiment (c’est mon Depardieu à moi, même si mon intention d’écriture est antinomique).
L’histoire que je rapporte est entièrement vraie, bien sûr parée de ma subjectivité.
Sans doute que le chemin de la transidentité de Cherokee ne se résume pas à ce moment suspendu qu’elle m’a partagé quand je l’ai prise en stop. Mais, pendant ce laps de temps, en dépit de son apparence masculine, elle était infiniment heureuse d’être une femme.
Ce moment d’intense bonheur j’ai voulu le capturer et l’ancrer dans mes mots.
Bonjour,
Très joli récit, sur un sujet épineux et suscitant encore de trop nombreux préjugés. Difficile d'en faire le tour en seulement 3000 caractères ! Le personnage principal pourrait devenir un héros -ou plutôt une héroïne de roman.
Osé d'aborder un tel sujet en si peu de signes autorisés... Vous vous en sortez plutôt bien, jusqu'à cette fin précipitée pour rester dans les clous, qui souffre effectivement d'un manque de crédibilité et d'un côté assez cliché, tout comme la première intervention de Cherokee qui manque de naturel.
Votre plume experte rattrape cependant bien l'affaire ;-).
Bravo et bonne soirée.
Amicalement,
Michèle