Théo éteignit l'ordinateur et se déplaça jusqu'au salon avec ses livres. Un coup d'œil à l'horloge murale à côté du buffet lui apprit qu'il était tard. Elle poussa un soupir déçu en songeant à la promesse que lui avait faite son père de rentrer tôt ce soir.
Elle était ravie qu'il ne l'ait pas respectée, puisque ça lui avait permis de se brancher à son jeu mais, tout au fond, une tristesse inexpliquée l'envahissait. Elle l'avait cru, finalement.
Elle s'était encore fait avoir. Une infime partie de sa personne avait espéré que le bonheur pourrait revenir. Pas tout à fait le même, bien sûr, mais une vie qui ressemblerait à celle d'avant. Une vie de famille normale, avec un père présent, une maison qui ne serait pas toujours vide en rentrant du lycée, des échanges, des discussions, des activités partagées...
Faut pas rêver ! pensa-t-elle sur un ton désabusé, bien trop cynique pour quelqu'un de son âge.
Après avoir jeté un regard distrait sur les notions de liberté et de désir selon Kant et Spinoza, elle bâilla plusieurs fois et décida qu'il était temps de lancer le repas. Tout de même, son père rentrait plus tôt que ça, d'habitude. Peut-être que commencer à faire cuire le plat le ferait arriver ?
Elle farfouilla dans le congélateur. Des tonnes de poisson nature. Son père n'achetait que ça, car il disait que le poisson était bon pour la santé. Elle fouilla un peu mieux et finit par dénicher une boîte de lasagnes qu'elle enfourna dans le micro-ondes.
Pendant qu'elle l'entendait tourner, elle mit lentement la table, en essayant de ne pas songer aux apparitions hallucinogènes de Yaraki qu'elle avait vues toute la journée.
Un coup de téléphone troua le silence en la faisant sursauter.
L'hôpital. Les urgences. Son père.
Dans la précipitation, elle ne comprit pas tout, mais elle réussit tout de même à noter l'adresse du centre hospitalier Saint-Louis, métro Goncourt et se précipita dehors en courant.
Elle boitait toujours, mais la douleur avait presque disparu. Ce fut seulement une fois dans le métro qu'elle pensa qu'elle avait oublié d'éteindre le micro-ondes. Ce n'était pas grave, elle savait qu'il s'éteindrait seul une fois arrivé au bout de la minuterie.
La ligne était directe. Elle devait se calmer. Tout irait bien. Elle tenta d'ordonner la conversation qu'elle avait eue avec cette femme, certainement quelqu'un du personnel soignant de l'hôpital.
Une infirmière, peut-être ? Qu'avait-elle dit exactement ?
Théo, sur le moment, n'avait pas voulu entendre. Ah, oui ? Elle avait parlé de voiture. D'accident. Son père avait été amené aux urgences.
Elle n'avait pas dit qu'il était mort, alors il ne fallait pas s'en faire. Il allait s'en sortir. Il n'avait pas ses papiers sur lui, mais ils avaient fini par appeler à partir de la mémoire de son téléphone portable. Heureusement dans la liste, à la lettre M, ils avaient trouvé MAISON et c'était le premier numéro qu'ils avaient tenté, avec succès.
Théo se rongeait les ongles nerveusement et devant le regard désapprobateur d'une vieille assise juste en face d'elle, elle se força à ranger ses mains au fond de ses poches, pour se surprendre, moins d'une minute plus tard, de nouveau à mordiller le bord de son doigt. Agacée par l'attention dont elle était l'objet, elle ferma les yeux, fit semblant de dormir, puis finit par souffler d’un air excédé en direction de la vieille en question, qui tourna la tête, gênée.
Elle regretta aussitôt d'avoir fait ça, en se disant qu'il valait mieux avoir quelqu'un en face d'elle de tout à fait normal, plutôt qu'un Écorcheur. Ses pensées commençaient à tourner en rond. Tout se mélangeait dans sa tête.
La conversation avec l'infirmière, des images de son père sur une civière, sa prof de maths sous les traits de Yaraki, un corps qui tombait du septième étage d'un hôtel quelque part dans le monde, une femme sous un autobus.
Dans son trouble, elle faillit bien sûr rater la station. Elle dut courir, bousculer plusieurs personnes et sauter sur le quai juste avant que les portes ne se referment.
Elle se présenta aux urgences et fut admise à y entrer après avoir décliné son identité.
Son père reposait en effet sur une table haute genre civière, dans un couloir des urgences. Il portait encore ses habits, à moitié ensanglantés et il avait l'air endormi, avec des tubes un peu partout. Il était si pâle qu'elle eut un coup au cœur en l'apercevant, le croyant mort. Mais il respirait, bien que faiblement.
Les lèvres tremblotantes, elle se pencha vers lui pour l'embrasser. Elle se sentait tout à coup très faible, toute petite. Elle avait peur. Peur que son état ne soit vraiment sérieux. Elle tenta de se raisonner, pour faire cesser les battements irréguliers de son cœur : tout de suite, il faut que tu dramatises ! Ça arrive à tout le monde tous les jours, des accidents et il y en a plein qui s'en sortent !
Mais ces phrases n'avaient aucun sens. Elles ne pouvaient pas calmer son inquiétude et elle ne put retenir des larmes, tout en ayant honte de pleurer ainsi en public.
Heureusement, personne ne faisait attention à elle, si bien qu'au bout d'un moment elle prit une chaise et s'assit tout près de lui, en posant délicatement son visage à côté du sien et en serrant une de ses grandes mains dans les siennes, priant secrètement pour qu'il n'ait rien de grave, qu'il guérisse vite de ses blessures et qu'il puisse rentrer rapidement à la maison. Elle se reprochait la dispute qu'ils avaient eue la veille et regrettait son entêtement.
Soudain, alors qu'elle croyait qu'on les avait complètement oubliés, ce fut le branle-bas de combat. Trois personnes vêtues de blanc intervinrent en même temps, une quatrième les rejoignit en donnant des ordres et une cinquième l'invita à la suivre dans un bureau. Ce fut ainsi qu'elle vit son père disparaître au fond d'un couloir derrière une porte battante.
Elle sursauta et sentit les battements de son cœur s'accélérer lorsqu'elle crut apercevoir dans le mouvement des portes le froissement d'une toile noire brillante, virevoltante et un éclat métallique.
Elle se frotta les yeux, ahurie. Non. Pas ici. Pas avec son père dans cet état, à leur merci.
Elle se mit à courir vers la civière mais fut immédiatement interceptée par deux bras puissants.
– Venez par là, mademoiselle. Je sais, c'est dur, mais il faut le laisser maintenant. On va opérer sa fracture du coude.
– Mais... J'ai vu... Heu...
Malgré sa panique, l'esprit de Théo était encore assez affûté pour comprendre qu'il valait mieux ne rien dire de ce qu'elle venait de voir. Et, pleine d'appréhension, elle suivit la femme qui voulait lui parler.
L'entrevue fut brève. L'assistante sociale, puisque c'en était une, commença par lui expliquer que son père avait été renversé par une voiture. RENVERSÉ PAR UNE VOITURE ?
Théo ne parvenait pas à en croire ses oreilles.
– Heu... Vous avez dit... renversé par une voiture ?
– Oui. Tu n'as pas l'air bien. Ça va ? Tu veux un verre d'eau ? – Non, merci. C'est juste que... ma mère...
– Oui ?
– Ma mère, heu... elle est morte, renversée aussi par une voiture...
– Oh... Désolée ...
Théo avait parlé du décès de sa mère pour détourner l'attention de la dame vers une autre piste, mais en réalité, son cerveau carburait à toute allure, plutôt en songeant à l'accident dont elle avait été témoin à l'arrêt du bus.
Elle avait l'esprit en ébullition, en proie à la peine ravivée du décès de sa mère, au choc subi en assistant à l'accident de cet après-midi, à la tristesse inspirée par ce qui était arrivé à sa prof, le tout ponctué par l'appel téléphonique de l'hôpital pour son père.
Trop c'était trop.
Elle avait le sentiment de ne plus pouvoir contrôler ses réactions. Elle avait envie de pleurer, se refusait à le faire devant témoin, mais surtout, surtout, elle savait que le vrai problème ne s'arrêtait pas à cette suite de traumatismes. Il y avait plus important. Plus dangereux. Plus étrange. L'intrusion des Écorcheurs dans sa vie quotidienne.
Elle essaya de maîtriser ses émotions et tenta de récapituler tout ce qu'elle venait de vivre. Une femme qui ressemble à sa mère se fait renverser par une voiture sous ses yeux, comme sa propre mère des années auparavant et le même jour, qui, soit dit en passant, est également le jour où elle voit Yaraki en personne au lycée prendre possession de sa prof de maths juste avant qu'elle soit victime d'une rupture d'anévrisme, le même jour donc, son père, lui aussi, qui se fait renverser par une voiture. Impossible, statistiquement parlant.
Il ne pouvait y avoir qu'une raison à tous ces événements : les Écorcheurs. Aucun doute, c'était eux qui étaient derrière tout ça.
– Rassure-toi, ton père ne va pas mourir.
– Il est dans le coma ?
– Non, quand tu l'as vu, il était endormi à cause des cachets que nous lui avons donnés. Il a plusieurs fractures, mais rien de bien grave. Pas de coma, pas d'hémorragie interne, rien d'inquiétant. Non, ce qui m'inquiète, c'est plutôt : qui va s'occuper de toi maintenant ? On ne peut pas laisser un mineur seul si longtemps, même si tu vas dans ta dix-huitième année. Car ton père risque d'en avoir pour quelques semaines entre l'hôpital et la rééducation. De plus, heu, le psy va peut-être le forcer à un séjour, heu... Comment dire...
– Un psy ? Pourquoi un psy ?
– Heu, bref, faut-il que tu ailles dans un centre d'accueil en attendant ? C'est à ça que nous devons songer maintenant.
Malgré l'appréhension qui la happait tout entière, Théo trouva la force de sourire d'un air indifférent et de bidonner un subterfuge.
– Oh, si c'est ça, ce n'est pas la peine de vous inquiéter. Y a ma grand-mère qui vit avec nous maintenant.
– Ah bon ?
– Oui. Elle a juste horreur de sortir dans la rue, elle ne peut pas prendre le métro ou le bus, elle n'aime pas ça. C'est la mère de ma mère. C'est moi et mon père qui faisons les courses mais c'est elle qui nous fait à manger, toujours.
– Ah bon, alors si c'est comme ça, tout est dans l'ordre. Tu vas emporter avec toi ce formulaire que tu lui feras remplir et signer et la prochaine fois que tu viendras voir ton père, tu nous le rapporteras, d'accord ?
Théo hocha la tête, posa quelques questions sur les conditions dans lesquelles était arrivé l'accident de son père et se heurta alors à un comportement étrange de la part de l'assistante sociale. On aurait dit qu'elle évitait de répondre. Elle se gratta le menton, farfouilla dans ses papiers, toussota en marmonnant une suite de mots inintelligibles.
Cet échange plongea Théo dans une sensation de déjà-vu. L'atmosphère était semblable à celle qui l'entourait aux obsèques de sa mère. Un air gêné d'évitement. Un malaise. Comme si on lui cachait quelque chose.
Puis elle repensa à ce qu'avait dit le vieux sur la femme tout à l'heure. Qu'elle s'était jetée d'elle-même sous les roues du bus. Ces gens devaient penser que son père, lui aussi, s'était jeté de lui-même sous les roues d'une voiture. Qu'il avait voulu se suicider.
Mais ils se trompaient. Ils se trompaient tous. Jamais son père n'aurait pu vouloir se suicider. Jamais il n'aurait pu vouloir la laisser seule.
N'est-ce pas ?
C’était Suicide ?, le chapitre 7 de TANAGA - 1 – Les écorcheurs
© Alice Quinn - tous droits réservés – 2016
J’ai voulu retrouver avec ce roman d’héroïc fantasy la joie de l’écriture de feuilletons, qui m’a toujours fascinée. J’espère que vous partagerez cette passion avec moi.
Dans un premier temps, 2 tomes seront donc ainsi déclinés chapitre par chapitre, gratuitement, en ligne, le temps qu’il faudra, à raison de 2 chapitres par semaine, les mercredis et les samedis, à 10 heures.
Si des fautes, des incohérences ou des coquilles se sont glissées ;-) à mon insu dans le texte, je vous serais reconnaissante de m’en informer.
D’autant plus que le roman ne sera publié et proposé à l’achat pas avant la mi-Août, je pourrai donc y apporter les corrections et améliorations nécessaires, grâce à vous.
Si vous désirez lire le roman dans sa continuité, vous avez la possibilité de l’acheter tout de suite en pré-commande. Vous le recevrez automatiquement dès sa publication le 27 juillet dans un format numérique.
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Illustration couverture par Alex Tuis
Graphisme couverture réalisée par Kouvertures.com
Vous avez écrit un livre : un roman, un essai, des poèmes… Il traine dans un tiroir.
Publiez-le sans frais, partagez-le, faites le lire et profitez des avis et des commentaires de lecteurs objectifs…
@Alice Quinn merci beaucoup et je compte sur pour me voter
@Charles L., Merci!
Si j'ai gagné un lecteur à la fantasy, je serais la plus fière du monde!
J'espere que l'addiction continuera quand on va quitter (en douceur) la partie réaliste vers la partie fantastique!
@Yannick A. R. FRADIN, merci pour la fidélité à la lecture et les remarques toujours précises.
Je vais avoir un boulot pour remettre tout ça à l'endroit, après coup!!!
@Jonathan ETTY, Je vous souhaite le meilleur pour vos "marchands de la mort"!!!! ;-)
@alice
Je suis assidûment ton feuilleton bien que je sois d'une autre époque et j'avoue que j'apprécie !
Je vais même finir par devenir accroc ; comme c'est étrange de la part de quelqu'un de plus de 80 ...
Je ne vais pas commenter ni le fond ni la forme me sentant moi-même très faible face aux critiques mais j'aime bien et cela me suffit !
Continue , on est derrière toi !
Quel beau chapitre! Allez allez faites un tour sur mon profil pour lire ma dernière sortie LES MARCHANDS DE LA MORT et commentez je vous attends les grands. Viiiiiiiiittttttttteeeee.
Bonjour et merci pour ce chapitre Alice. C'est de plus en plus sombre ; autour de Théo en tout cas^^ Quelques répétitions ici ou là, notamment dans les huit dernières lignes (si elles semblent volontaires, contribuent à donner un certain rythme et à accentuer la tension, je trouve personnellement qu'il y en a trop et qu'au final c'est peu digeste). "– Non, merci. C'est juste que... ma mère..." (oubli de retour à la ligne). "c'était eux qui étaient derrière tout ça." (sauf erreur de ma part, ne serait-ce pas plutôt "c'étaient" ? Les deux sont peut-être possibles). En tout cas, le rythme est bon et la lecture fluide :-)