Jacques, conducteur, jouissait dans le monde ferroviaire, d’une vraie réputation de père fouettard. Homme intègre, excellent camarade, il pouvait se transformer en furibond quand la hiérarchie déboulait sans crier gare en cabine. Trente années à tirer des trains divers et variés, il en avait vu passer des culs de plomb, tout juste bons à déballer leur théorie de manière condescendante. Sans ménagement, il les avait tous envoyés balader. Du plus somnolent, qu’il réussit à garder toute une année, au plus virulent, qui resta le plus souvent à quai ; Jacques avait toujours préféré n’en faire qu’à sa tête. Le bougre avait de qui tenir !
Cheminots de pères en fils, les aïeuls avaient toujours combattu les abus de pouvoir et l’insuffisance. Meneurs, grandes gueules, syndicalistes, chacun avait apporté sa petite pierre à l’édifice du prolétariat. Mécaniciens, aiguilleurs, annonceurs, jamais personne n’avait remis en cause leur professionnalisme. L’un deux, le plus célèbre, avait même tenu un second rôle dans la bataille du rail, un rôle de saboteur qu’il l’avait perfectionné durant la seconde guerre.
Jacques était de cette trempe. Il adorait son métier mais il ne fallait surtout pas le contrarier. Le bourru, comme on l’appelait, n’avait besoin de personne pour faire un boulot qui consistait à ne pas faire de connerie. D’ailleurs, il pouvait se le permettre ! Les gratte-papiers avaient beau lui coller au train, jamais ils n’avaient trouvé la moindre boulette. Aucune gare ratée, des pannes et des incidents bien traités, l’agent de conduite connaissait par cœur l’implacable règlement. Bien-sur, il pouvait abandonner un chef en rase campagne, prétextant un besoin urgent de concentration, mais les voyageurs, comme les marchandises étaient toujours parvenues à destination. Bref, Jacques était irréprochable au manche de sa machine. Quand on lui annonça, à sa prise de service, l’arrivée imminente d’un tout nouveau chef d’équipe, son sang ne fit qu’un tour. Il était une heure du mat, mais le fier mécano avait maintenant les yeux grands ouverts.
Mise en tête effectuée, essai de frein terminé, Jacques attendait sagement le signal de départ quand une jeune femme, plutôt sublime, s’invita en cabine. Grande, blonde, raffinée, sa prestance irradiait le réduit réservé d’ordinaire aux barons du rail. Manifestement, la direction encourageait la féminisation des fonctions, et Jacques semblait ne pas le regretter.
Une atmosphère de tension aigüe régnait néanmoins. La dénommée Karine n’avait pas choisi la facilité pour son premier accompagnement. La réputation du bourru était telle qu’elle se demandait comment aborder l’irascible énergumène. Par chance, c’est son agent qui fit le premier pas. Il lui tapa la bise et, contre toute attente, lui laissa le manche. La belle n’eût guère le temps de faire machine arrière. Par un appel de phare, elle acquiesça le signal de départ et tous freins desserrés, se laissa glisser dans la pente. Ils en avaient pour cinq heures, autant les partager en bonne entente.
Malgré un manque évident de pratique, le top model s’en sortait plutôt pas mal. Les lourds wagons d’essence semblaient apprécier sa conduite douce et régulière. Un profil de voie bien observé, des signaux bien respectés, le bourru n’avait décidément rien à lui apprendre. Humble, efficace, aguerrie, ce chef pas les autres avait décidément tout compris. Rassuré, Jacques ferma les yeux.
Il les ouvrit une heure plus tard avec un début de torticolis, preuve qu’il avait bien dormi. Le train était stoppé devant un signal ouvert, et n’attendait que son machiniste pour mieux repartir. En effet, la belle Karine avait délaissé la cabine et s’était volatilisée dans la nature.
Jacques mit en sourdine la radio qui piaffait d’impatience, et jeta un œil sur les instruments de bord. Son aide conducteur avait bien fait les choses. L’ensemble du convoi était serré pour éviter toute dérive, et nul défaut n’était signalé. Il devait y avoir un problème sur les Wagons pour disparaitre de la sorte !
Il se pencha pour entrevoir une éventuelle lueur dans la pénombre, mais ne vit que sa chef, toujours aussi sublime, satisfaire un besoin naturel au pied de la machine. Décidément, cette créature connaissait toutes les ficelles du métier. Certes, elle était blonde, mais on lui prédisait un bel avenir dans l’univers des hauts fonctionnaires. Il fallait juste qu’elle fasse ses preuves à la tête d’une équipe de coco plus ou moins réfractaires…Et c’était plutôt bien parti !
Grand seigneur, Jacques l’aida à grimper et s’installa aux commandes. Le temps était compté désormais, mais il s’en moquait. Il venait de rencontrer la perle rare, une cheftaine à l’ancienne, qui l’aiderait somme toute à bien finir sa carrière…
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