La petite Simca 1000 vert anis franchit le vieux pont de pierre et remonta l’allée de gravillons, entre les silhouettes sombres des ifs qui la bordaient. La façade obscure du manoir Louis XIII, aveugle dans la nuit, se dressa soudain au bout du chemin. Ils ne réveilleraient personne. Tous avaient déserté la demeure familiale. Pas une lumière aux fenêtres. Seul un lumignon éclairait faiblement le grand escalier de pierre.
La mariée s’extirpa de la petite voiture de rallye où elle était assise, son bouquet de soie sagement posé sur les plis de sa robe en broderie. Quelques heures plus tôt, elle avait eu toutes les peines du monde à s’installer dans le siège baquet, sous l’arceau de sécurité, prenant mille précautions pour ne pas froisser sa robe et ne pas déranger son chignon avant le cocktail. Mais enlever sa jeune femme dans sa voiture, après la cérémonie à l’église, semblait tellement important pour son mari… Debout sur le perron, elle jeta un regard inquiet vers les grands ifs que le vent de la nuit balançait doucement. Dans l’obscurité, la demeure avait un air triste et abandonné. Rien à voir avec le château illuminé et joyeux où la fête avait eu lieu.
Trois heures du matin. Elle était mariée depuis douze heures. Tandis que son mari cherchait fébrilement la clé de la demeure, elle prit conscience que cette nuit était la première nuit de sa nouvelle vie. Elle frissonna dans sa robe blanche. Elle avait vingt ans et se tenait face à l’inconnu. « Trop jeune ! » avait dit sa mère qui ne voulait pas de ce mariage. La porte s’ouvrit en grinçant sur ses gonds. Une chouette qui hululait en haut d’un arbre s’envola, dérangée par ces intrus. Un bras chaleureux entoura ses épaules, elle se serra contre son mari. Dans la pénombre, il l’embrassa. Elle monta l’escalier, les yeux baissés, pour ne pas croiser le regard inquisiteur des ancêtres dans leurs cadres. Surtout ne pas regarder les ombres fugaces sur les murs, ne pas entendre la plainte du parquet sous leurs pas. Elle aurait aimé danser encore la valse sous les lustres à cristaux. Mais l’angoisse était là, invisible et pourtant palpable. Son bouquet tremblait dans ses mains.
Le marié venait d’ouvrir une porte : pour leur nuit de noces, il avait choisi la plus belle chambre ; celle de sa sœur qui n’en saurait rien. Pas plus que sa mère. On éviterait ainsi tout incident diplomatique. Nul ne viendrait les déranger. Tous dormaient en ville. Dans la pénombre d’une vaste chambre, un grand lit à baldaquin garni de soierie framboise faisait face à une immense cheminée de pierre blanche, devant laquelle étaient disposées deux bergères recouvertes de soierie rose, elles aussi. « Tout cela manque singulièrement de chaleur » songea la mariée. Un bouquet de fleurs sur le guéridon, un peu de feu dans l’âtre - bien que l’on fût seulement à la fin de l’été – auraient pu donner un semblant de vie à l’endroit. Des mains se promenant le long de son dos la ramenèrent à la réalité. Sa robe glissa doucement sur le parquet tandis que des doigts experts libéraient ses cheveux. Puis son mari l’enlaça, elle s’abandonna dans ses bras…
Quelques heures plus tard, elle ouvrit les yeux. Une forme blanche était tapie entre les bergères. D’abord effrayée, elle sourit à la pensée que ce n’était là que sa robe abandonnée dans la fièvre de leurs étreintes. Elle se tourna doucement pour contempler l’homme qui dormait à ses côtés. Tendrement, elle suivit du doigt les premières lueurs de l’aube sur sa joue, puis se blottit contre lui, certaine qu’il saurait la protéger, l’aider à grandir. Heureuse que le jour arrive enfin, elle déposa une multitude de baisers sur son visage. Dans quelques heures ils quitteraient le manoir et n’y reviendraient plus. L’après-midi même ils partiraient en voyage de noces et le sort du manoir serait définitivement scellé : il serait vendu avec ses ancêtres, ses ombres, ses souvenirs et ses secrets.
Brigitte Lair
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Merci @Brigitte Lair, pour cette nouvelle version d’une "Nuit de noces". La vie de château n’est pas toujours ce que l’on croit. Mais au moins les mariés n’ont pas été dérangés par des voisins bruyants. Une chance, il n’y avait pas de fantôme qui aurait pu gâcher la première nuit d’une nouvelle vie.