Le videur te regarde comme s’il hésitait à te faire entrer, mais tu es si sémillant dans ton costume noir, qu’il fait comme s’il n’avait jamais hésité, il te laisse entrer en te souhaitant à son tour une bonne soirée, tout en se posant la question de savoir si tes lunettes de soleil sont un accessoire, ou cachent un œil au beurre noir. Tu entres dans le café branché et ranges les lunettes de soleil dans ta poche, tu te glisses dans le monde.
Un groupe de garçons et de filles discute autour de toi, le bruit couvre leurs mots, mais voir ces gens se parler la main sur l’épaule ou le visage collé à l’oreille, t’apporte du plaisir et de la joie.
Il est possible que ton seuil d’exigence soit inversement proportionnel à ton degré de satisfaction.
Et ton bonheur du moment, un problème à la considération de ton âme.
Tu as le sentiment profond, au demeurant toujours aussi vif, d’être différent des autres, immortel sans aucun doute, ne voyant pas ta mort venir alors que les autres, à la télé comme dans ta ville, tombent comme des mouches.
Tu fais des autres des passages du temps, des creux vides et inessentiels, de la poussière. De la poussière désagréable, s’incrustant dans tes vêtements et tes yeux, te laissant un goût amer dans la bouche, de la poussière qui obstrue tes poumons et t’empêche de respirer de tout ton soûl, une poussière persistante et terriblement vorace qui bientôt viendra boucher les pores de ta peau et t’obligera à rester enfermé chez toi.
Une poussière nocive.
Il suffit de les voir en train de regarder tes traits crispés. L’antipathie ça se regarde comme une découverte, ça attire l’antipathie, parce qu’elle est sincère, et la sincérité c’est un sentiment qui vous accroche, sauf que c’est toujours la même chose, la déconvenue est immense.
Tu passes devant le premier bar, il y a un verre sur le comptoir, personne pour le tenir ou s’en approcher, tu le prends et pars dans une autre direction. Une main brusque te tire en arrière, des mots plus forts que d’autres t’interpellent, le verre sans doute que tu as volé sur le comptoir, mais qui peut donc ! tu n’as pas vu le coup venir.
Le videur.
Tu te sens poussé vers la sortie, on vous regarde, on se pousse, on se referme derrière toi, une parenthèse, on te fait penser à une parenthèse que l’on referme, on t’a mis à la porte, tu as les yeux brouillés de larmes, le coup de poing t’a arraché l’œil, tu as peur de voir de travers, ton œil est aveugle peut-être, tu pars en marchant vite, sans te retourner tu pars aussi vite que tu peux, il y a ce taxi au carrefour qui attend au feu, tu cours, tu tapes sur la vitre, il te laisse entrer, un miracle. Tu donnes ton adresse, tu lui fais confiance pour trouver le chemin le plus court pour aller chez toi, c’est marqué sur ce panneau de lui indiquer le chemin, tu arrives à lire c’est déjà ça, mais ce n’est pas de lire qui t’empêchera de te jeter sur cette ville qui te fait rentrer chez toi ou te rend service, c’est du pareil au même. L’intention, et la force qui l’anime, t’effraient avec l’intensité d’un feu ennemi au sortir d’une trêve, te réveillent à moitié pleurnichard sur ta banquette, t’obligent à riposter au seul ennemi que tu connaisses et qui déjà gît en toi comme un moribond.
Le taxi t’abandonne au pied de ton immeuble, mais tu ne rentreras pas chez toi, tu veux aller chercher du pain et du vin. Ce n’est pas tous les jours qu’on apprend sa mortalité et le désir de vivre. Ce n’est pas tous les jours qu’on est traîné comme un malpropre et jeté comme un déchet, qu’un homme vous frappe et qu’un homme vous sauve, que dans les deux cas votre vie dépend d’un autre. Ce n’est pas tous les jours qu’on apprend l’irrésistible et définitive petitesse de sa vie humaine. Ce n’est pas tous les jours qu’on apprend que sa vie est en morceaux et qu’elle est sous le feu d’un ennemi impitoyable et nauséabond, un ennemi prêt à donner sa chair au premier coup venu, à la donner ou la jeter aux quatre vents, par la fenêtre d’un immeuble sans caractère mais présentant l’avantage d’avoir des hauts plafonds et des étages de hauteur conséquente. Ce n’est pas tous les jours que l’on se dresse et demande pardon à l’humanité bienveillante de s’être conduit comme un malotru, et peut-être comme un idiot. Ce n’est pas tous les jours que l’archange descendant du ciel sous la forme d’un gros tas de muscles violent et impulsif vous donne une leçon de savoir-vivre et vous montre où est votre place, dehors ou avec les autres. Selon que vous choisirez de vous faire des misères ou de vous mêler au groupe. Ton visage offert et ton œil à moitié ouvert quémandant accrochent les regards. Autour de toi, on marche, on s’écarte, on te laisse passer, on te regarde partir et on s’en va à ses affaires, en se disant avec ses propres mots que ce grand garçon a besoin d’amour et de beaucoup d’attention pour chercher ainsi l’approbation de tout le monde. Et que si la sincérité accroche, elle n’est pas toujours un signe de bonne santé. Quand tu rentres avec ta bouteille de vin et ton pain, tu es toujours seul, avec le sentiment que ton moribond d’ennemi a encore quelque chose à te dire et que l’archange descendu du ciel a pris l’allure d’un gros tas de muscles froid et sans gloire pour t’annoncer que tu n’as jamais été immortel, et que le souffle qui te manque n’est que le peu d’air qui te reste pour accomplir ta dernière tâche.
Vous avez écrit un livre : un roman, un essai, des poèmes… Il traine dans un tiroir.
Publiez-le sans frais, partagez-le, faites le lire et profitez des avis et des commentaires de lecteurs objectifs…
@Lucas Belmont3
Le texte est prenant. L'utilisation du pronom "tu" invite le lecteur à poursuivre la lecture. On se sent interpellé et comme propulsé dans l'histoire.
Richard Bohringer disait c'est beau une ville la nuit. J'ai beaucoup aimé votre dérive nocturne, très originale pour ce sujet. Dès les premières lignes j'ai pensé à la chanson Chacun fait ce qu'il lui plait de Chagrin d'amour. L'emploi rare et très bien choisi de la 2e personne du singulier fait que j'ai été interpellée tout de suite et j'ai eu l'impression d'entrer dans une scène de film. Il y a quelque chose de La Nausée de Sartre, l'enfer c'est les autres. Beaucoup de spleen, de poésie et de mystère aussi, qui est cet homme, quelle est sa vie? Je vous découvre avec ce très beau texte qui m'a donné envie de continuer à vous lire. Au plaisir @Lucas Belmont3.
J'ai aimé l'introspection dans laquelle j'ai lu un profond mal-être dans ces questionnements sur la difficulté à s'intégrer dans un groupe, sur l'âme humaine, sur le sens de la vie et j'ai particulièrement retenu la référence à l'Eucharistie, image d'alliance. Un beau texte, assurément.