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Le 01 sep 2022

Coupable d’avoir trop longtemps vécu

Quand une voyante vous prédit le pire, et que ce pire n'arrive pas. C'est peut-être pire encore. La nouvelle de Mary Montcalm pour l'appel à l'écriture monBestSeller sur le thème de Rien ne s'est passé comme prévu.
La nouvelle de Mary Montcalm pour l'appel à l'écriture : Rien ne s'est passé comme prévuLa nouvelle de Mary Montcalm pour l'appel à l'écriture : Rien ne s'est passé comme prévu

L’homme à qui je donnais chaque fois une pièce de deux euros avait longtemps alimenté mon imaginaire. Sa mise et son attitude d’abord, son écriteau ensuite.

Il me fallut cependant des mois avant de l’aborder dans l’espoir de connaître un peu le mystère résumé en une phrase écrite au gros feutre sur un carton : « Coupable d’avoir trop longtemps vécu ».

Il ne fit pas de manières pour parler.

« J’aurais dû mourir à cinquante-cinq ans. Ou du moins, je pensais que cela m’arriverait. »

Craignant qu’il se taise, je le relançai afin d’avoir le fin mot de son histoire.

« Eh bien, voyez-vous, une voyante me l’avait prédit.

― Et vous l’aviez crue, ne puis-je retenir, un peu ironique.

― Non ! bien sûr que non. Pas de suite. J’étais ingénieur, un scientifique… il en faut pour émouvoir nos esprits.

― Alors, pouvez-vous m’éclairer ?

― C’est ma femme qui croyait à toutes ces coquecigrues. C’est elle qui m’avait entraîné chez madame Irma. J’y étais allé par amour… On fait tant de choses par amour, monsieur. De tout ce que cette cartomancienne m’avait annoncé, je n’avais rien écouté. J’avais tellement l’impression qu’elle ne faisait qu’exploiter les ficelles de la communication…

― C’est bien ce que font ces gens d’habitude…

― Pas elle, monsieur, pas cette femme. »

Un voile passa devant ses yeux. Je crus encore une fois que j’allais le perdre, et, de nouveau, le relançai.

« Ce qu’elle m’avait prédit, je l’ai ignoré, mais je ne pus ignorer ce que ma femme me dit un jour en revenant d’une de ces consultations : « Tu feras un très jeune veuf ». Je me mis en colère, je faillis même la gifler. Mais dix ans plus tard, elle décédait exactement comme madame Irma l’avait annoncé. J’étais veuf, je n’avais pas cinquante ans. Savez-vous, monsieur, la souffrance que c’est, de voir mourir celle qu’on aimait, sa raison de vivre ? (Je ne le savais pas) Vous n’imaginez pas, monsieur. C’est l’année suivante, alors que mon chagrin ne trouvait aucune issue, que je suis allé chez cette femme. Larmoyant, monsieur ! Si vous saviez à quel point.

― Et ensuite…

― Elle me prédit mille et une petites choses assez insignifiantes, mais qui toutes se réalisèrent. La science, on dira ce qu’on veut, mais elle n’explique pas tout. « Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre, Horatio, que n’en rêve votre philosophie ». Et puis vint le jour où je lui fis ma demande : je ne voulais plus vivre sans Frederica. J’eus l’impression qu’elle faisait alors un immense effort sur elle-même, celui, je ne pus m’empêcher de penser, qu’elle avait dû fournir pour dire à mon amour… Cinquante-cinq ans. Vous n’imaginez pas, monsieur, à quel point cela vous paraît invraisemblable… Et puis vous faites un rapide tour d’horizon, et vous découvrez que cela n’est pas impossible, que tant d’autres que vous connaissiez sont morts si jeunes. Ma vie m’apparut alors comme vue au bout d’une lorgnette tenue à l’envers. Il fallait que je prenne des décisions. Comprenez-vous ? Je commençai par donner ma démission, puis je vendis ce que j’avais, puis je partis. J’ai fait le tour du monde, monsieur, j’ai dépensé à tout va, j’ai mené la grande vie, j’ai connu les femmes les plus chères, les endroits les plus chics, et cela jusqu’à la veille de mes cinquante-cinq ans. Là, je me suis arrêté pour l’attendre. La mort. Mais vous voyez bien… la garce n’est toujours pas venue. Savez-vous ce que c’est, monsieur, d’attendre quelqu’un qui ne vient pas ? »

Non, cela non plus, je ne le savais pas. Il espérait de moi je ne sais quoi, une question peut-être, mais le silence seul trouvait place entre nous.

« Au début, vous vous dites que ce n’est qu’une question d’heures ou de jours, qu’un peu de patience suffira. Mais cela fait maintenant près de vingt ans que j’attends. Parfois, il m’arrive de repenser à ma femme, mais je ne revois plus son visage. Parfois, je repense à cette vie stupide que j’ai menée pendant près de cinq ans. Cinq ans, un lustre, comme on dit, fit-il en riant. Quel pauvre lustre, monsieur ! Comme le résume si bien mon écriteau, je me sens coupable, monsieur, coupable d'avoir tout dilapidé sans rien comprendre. 

« Merci, fit-il après un long silence que je n’osai rompre ni de la parole ni du geste. Merci vraiment. Ça m’a fait du bien de parler. »

Mary Montcalm

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C'est vrai que dans un sens, la voyante ne s'était pas trompée. Du point de vue social, à 55 ans, tout s'est arrêté.
Ce n'est pas la mort qu'il attendait.

J'ai bien aimé cette nouvelle. Merci @ Mary Montcalm

Publié le 06 Septembre 2022

Elle ne s'était pas trompée. Il était mort socialement !

Publié le 03 Septembre 2022

Il faut ètre stupide pour croire que la date de sa mort peut ètre prévue; Ce spectre qui nous est indifférent et à qui on ne pense pas du tout peut surgir à tout moment. Il suffit d'accumuler des faiblesses pour ètre dans son viseur, il vous épiera pour choisir le bon moment. Mais ce récit fait état d'un conditionnement de l'esprit ce qui est dangereux dans ce cas la car cela aurait pu se retourner contre lui.

Publié le 02 Septembre 2022

Cela m'a fait penser à "En attendant Godot".
J'ai aimé. Merci Mary.

Publié le 02 Septembre 2022