Interview
Du 16 oct 2022
au 16 oct 2022

« Suspendu »

Quand on meurt d'une passion qui nous anime, on meurt deux fois : par la perte de l'autre, et par la confiscation d'un loisir qui nous fait vivre. Camille Descimes nous conte, inspirée d'une histoire vraie, comment rien ne s'est passé comme prévu.,
Le texte de Camille Descimes sur le thème de Rien ne s'est passé comme prévuLe texte de Camille Descimes sur le thème de Rien ne s'est passé comme prév

Ce récit est inspiré d’une histoire vraie.

Les dernières gouttes d’eau de ma gourde s’égrènent sur ma langue et se dissolvent instantanément.

J’ai retiré les talons de mes chaussons il y a plusieurs heures, mais cela n’a pas suffi. Mes orteils sont totalement endoloris, comprimés. Je remue un peu dans mon baudrier pour détendre mes cuisses ankylosées. Un minuscule morceau de falaise se détache sous la pointe de mon pied droit et dévale 300 mètres plus bas avec un bruit rauque.

Je n’ai pas de montre. Je ne veux pas compter les heures. Je ne sais pas depuis combien de temps je suis là, vaché à ce relais, à attendre les secours, ou une cordée, improbable, dorénavant. Nous avons dépassé midi depuis si longtemps. Le soleil est moins mordant. Je ferme les yeux, je sens monter des sanglots irrépressibles, je vais craquer.

Cela devait être une belle journée de grimpe, encore une, avec toi. Nous étions partis tôt ce matin pour affronter cette grande voie au pied des montagnes. Aucun risque d’orage, des températures moins caniculaires, nous avions hâte. Tu m’as proposé une petite voie de chauffe avant, et nous nous sommes engagés, confiants. Nous avons grimpé tellement de falaises ensemble depuis que tu es guide de haute montagne. 1m70, 55 kilos, un bout de femme imposant, capable d’initier des militaires de l’armée de terre à l’alpinisme, de réconforter les froussards (si, si, il y en a).

Tout à l’heure, ta main a saisi un minuscule gratton, ton pied s’est calé en adhérence, tu t’es élancée, souple, dans ta dernière danse verticale, posant des dégaines avec aisance, les unes après les autres. Nous étions à mi-parcours, grisés par ce panorama magnifique. Des montagnes à perte de vue. Le calme serein des hauteurs.

Alors nous ne l’avons pas vu, à peine entendu quand il s’est détaché quelques mètres plus haut. Il est arrivé comme un boulet de canon, ricochant droit sur toi, ce rocher qui t’a fauchée en pleine ascension. Je l’ai regardé avec horreur fracasser ton casque, qui a éclaté, comme une noix… pulvérisé.

J’ai été projeté violemment sur la falaise par la force de l’impact et puis j’ai vu ce sang se répandre sur tes cheveux, inexorable. Tu gis, depuis, à une dizaine de mètres de moi, ton corps disloqué pesant dans ton baudrier, cognant contre la paroi. J’ai hurlé ton prénom, je t’ai suppliée de me répondre, de reprendre vie. Et soudain, le silence m’a enveloppé par son évidence implacable. Tu n’es plus.

J’ai réalisé, consterné, que j’étais seul, piégé sur cette falaise, sans réseau pour joindre qui que ce soit, suspendu, avec 300 mètres de vide sous les pieds. Relié à toi par cette corde, comme un cordon ombilical désormais inutile. Toutes nos merveilleuses ascensions ont défilé pendant ces longues heures où je t’ai veillée, amputé de ton amitié, le visage rougi par un soleil de plomb. Quelques rapaces sont venus louvoyer près de nous. Je les ai défiés de t’approcher, d’oser seulement mutiler ta dépouille.

J’avale douloureusement ma salive. Tu me manques.

Dans mon dos, un ronronnement sourd, puis des bruits métalliques. Je me retourne. À travers les lueurs déclinantes de ce jour qui n’est plus pour moi qu’une longue nuit, je devine une tâche, un insecte minuscule vrombissant. L’hélico. J’essuie une larme sur ma joue.

Je suis traumatisé, tremblant quand enfin les sauveteurs du PGHM me rejoignent. Je les serre dans mes bras, et toute la tristesse contenue de t’avoir à jamais perdue explose, se déverse sur leurs épaules.

À Marine, Margaux, Adèle et tous ceux que la montagne a emportés cet été.

 

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Certes le récit est émouvant, mais pour moi, il ne s'agit pas d'une nouvelle mais d'un témoignage, par ailleurs trop explicatif à mon goût. Il me manque le crescendo vers une chute (sans mauvais jeu de mots, pardon). Si l'alpiniste conserve cette histoire vraie en toile de fond, l'auteur que vous êtes aurait peut-être un twist à trouver.
J'imagine que l'on pourrait réécrire la scène sans RIEN expliquer, se contenter de décrire l'état de la victime en écho à l'émotion montante du narrateur qui la contemple, impuissant. Le même principe adopté par Rimbaud dans "LE DORMEUR DU VAL" qui m'a tant marqué, enfant. C'est cela qu'on appelle "récit à double entrée", non ? Bref, en procédant ainsi, il y a fort à parier que la narration gagnerait en suspense, de sorte que le lecteur comprenne à la toute fin que les deux protagonistes sont suspendus à une falaise quand l'hélico arrive...

Publié le 22 Octobre 2022

Bonsoir @Michel CANAL/Eric, merci pour votre commentaire. Effectivement, mon but en rédigeant cette nouvelle était avant tout un hommage à cette guide disparue prématurément le 7 juillet dernier. Je garde en mémoire son sourire, sa générosité et l'art qu'elle avait de tirer chacun vers le haut, pour nous emmener au sommet. Quand un virtuose parvient à dégager le meilleur de vous-mêmes, la réussite est grisante (je m'aperçois que ce que j'écris à propos d'ascensions pourrait se conjuguer également ici, et dans n'importe quel apprentissage ;)
A très bientôt pour l'éveil (page 157, j'avance et je ne regrette pas de m'y être aventurée !)
Camille

Publié le 18 Octobre 2022

@Camille Descimes, ce thème d'écriture nous avait habitués, hormis ma contribution qui se terminait aussi de manière dramatique mais dont je n'avais pas été le témoin visuel au moment des faits, à une diversité de situations parfois cocasses, parfois risibles.
La vôtre est vraiment dramatique, vécue en direct, imparable, imprévisible, particulièrement cruelle, et suspendue à l'attente "hypothétique" des secours par le PGHM (qu'il faut saluer au passage).
La montagne peut réserver des surprises. De manière laconique, surtout quand on n'est pas directement concerné, on prononce la formule de circonstance : "le risque zéro n'existe pas". Ce rocher qui s'est détaché sous l'action conjuguée du froid et de la chaleur illustre le thème "Rien ne s'est passé comme prévu", sauf que...
Sans doute avez-vous fait là un magnifique témoignage d'amitié à cette guide de haute-montagne qui n'a commis aucune faute professionnelle, qui était partie confiante par une belle journée.
Nous échangeons beaucoup ces jours-ci, Camille. A bientôt pour un autre commentaire sur un autre sujet. Merci pour ce partage. MC

Publié le 18 Octobre 2022

Bonsoir @Michèle C.,
Merci pour ces quelques mots qui me touchent. La montagne peut paraitre cruelle, ses amoureux inconscients, et pourtant, ils ont une soif de vivre insatiable (je m'inclus dedans même si je ne suis qu'une montagnarde occasionnelle ;).
Il faut, toujours, inlassablement, s'émerveiller pour elle, en conservant dans nos mémoires ces personnalités exceptionnelles qui ont contribué à nous la faire découvrir, à partager avec nous toutes ces émotions extraordinaires face à des panoramas majestueux.
À très bientôt, avec grand plaisir,
Amicalement,
Camille

Publié le 17 Octobre 2022

@Camille Descimes Dramatique et poignante contribution.
La montagne donne des ailes, dilate coeur et poumons, nous fait flirter avec le nirvana lorsque nous atteignons ses sommets, que nous franchissons une voie, souvent au prix d'efforts surhumains ; mais elle a le pouvoir de mettre fin à la vie, en un claquement de doigts...
Hier, en passant sous le Salève, j'ai eu _ comme toujours à cet endroit-là depuis longtemps _ une pensée pour Valéry... Un de plus à avoir payé le prix de cette passion pour elle et les émotions fortes qu'elle suscite...
À très vite de lire votre roman... Amicalement,
Michèle

Publié le 17 Octobre 2022