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Le 28 oct 2022

L’alter lecteur

Cultiver le paradoxe peut nous emmener loin. Les chemins de traverses nous guident sur des sentiers épineux, desquels on voudrait rebrousser chemin mais qui parfois nous font découvrir quelques évidences et un peu de lumière. En les empruntant Bruno Guennec a peut-être trouvé le vrai mode d'emploi de monBestSeller.
Tout lecteur a un double, c'est à lui le découvrir et de l'utiliserTout lecteur a un double, c'est à lui le découvrir et de l'utiliser

 Chaque lecteur porte en lui un alter lecteur   

Une autrice audacieuse a osé un paradoxe : il faudrait lire des « mauvais textes  » pour faire des progrès en écriture[1] :

« Eh oui, contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce n'est pas en lisant les classiques que l'on a la moindre chance de progresser. Ah, je vous vois bondir : ça, c'est un paradoxe, et un vrai ! Et non, mes loupiots, c'est en lisant des textes merdiques qu'on se donne la possibilité de progresser en écriture[2]. (…) 
Ce n’est pas en contemplant l’Annapurna qu’on devient alpiniste, mais en se frottant jour après jour à la dure réalité. Oh, je ne vous cache pas que c'est une vache d'ordonnance, mais le fait est que ça fonctionne !

Soigner le mal par le mal, en quelque sorte. C'est en lisant des textes bien ratés, à l'orthographe incertaine, au vocabulaire suspect, à la syntaxe approximative, voire délirante, qu'on peut aller de l'avant. (…) Et après quelques années (oui, années !) de ce régime d’écœurement, au cours desquelles, tremblant de stupeur, on s’ose malgré tout à écrire des lignes, mais avec circonspection, avec angoisse, comme on marche sur des œufs, ou sur la banquise au printemps, alors, oui, après cette longue ascèse, on est en droit de se payer la gaufre et de revenir à l'un de nos triomphants prosateurs... »

Selon cette autrice audacieusement paradoxale, lire sur mBS permettrait d’apprendre à lire :

« Qu’elles semblent loin, petites, infimes les explications à la mords-moi-le-nœud des auteurs qui ne lisent pas les autres auteurs parce qu’ils cultivent le paradoxe ou ne trouvent pas le temps. Quelles belles occasions perdues d’apprendre à lire, à se lire, et surtout à se critiquer sans merci... »

            Apprendre à lire ? Ne le savions-nous pas déjà ? Non, car, si je comprends bien cette autrice, il s’agit de trouver en soi un autre lecteur.

Cet autre lecteur est ouvert à l’altérité.

L’autre lecteur ? Voici comment je l’imagine : ouvert à l’altérité. Devant un manuscrit, il ne juge pas d’emblée, il ne s’arrête pas à ses critères intériorisés, il oublie ce qu’il sait, ce que les grands livres lui ont appris. Il est sans modèle. Juste des yeux qui accueillent. Il accepte d’être heurté. Cette drôle de littérature produite par des amateurs qu’il découvre alors, qui le bouscule, le malmène, dans certains cas l’écœure, forme en lui un autre lecteur. Lecteur autre, qui, au contact d’une autre littérature, réinvente son acte de lecture, en mettant de côté ses automatismes, ses acquis. Qui envisage, tolère, voire approuve qu’une littérature autre soit possible, en dehors de la littérature estampillée, validée, publiée, reconnue, diffusée, traduite, ayant passé l’épreuve du temps, passée en livre de poche. Une alter-littérature est née qui cherche son alter-lecteur.

Cet autre lecteur répond à un besoin

L’alter-lecteur ne sort pas de nulle part. Il y avait en chaque homme, en chaque femme, un auteur qui attendait une autorisation d’écrire. Quand il a vu que d’autres commençaient, il s’est dit : pourquoi pas moi ? Et le mouvement était lancé. Mais ces alter-auteurs, nés au désir d’écrire parce que c’est permis, parce qu’il existe des moyens techniques de montrer à d’autres (des inconnus) ce qu’on a écrit dans le secret, voulaient être lus. L’alter-lecteur naît de la nécessité logique que ceux qui écrivent soient lus. Il est la réciproque du théorème selon lequel tout être parlant est un auteur potentiel. L’alter-lecteur est le miroir nécessaire où se regarde l’alter-auteur, la condition de son véritable avènement.

 

Cet autre lecteur est souvent lui-même un autre auteur

Or, qui est le premier lecteur de lui-même, sinon l’auteur, qui relit inlassablement sa page pour en chasser les facilités, les clichés, les idées reçues. L’auteur est un lecteur par nécessité. Il acquiert ainsi une première idée de ce qu’est un alter-lecteur. Cette idée, voire cette compétence qu’il acquiert, il a un jour l’idée bien naturelle de la mettre au service d’autres alter-auteurs comme lui, qui, à leur tour, lui rendent la pareille. Ainsi se forme une communauté où auteurs et lecteurs communiquent en prenant la place de l’un ou de l’autre. Cet échange apporte à l’autre mais aussi à soi. L’alter-lecteur profite de ce régime et en devient meilleur alter-auteur.

 

Cet autre lecteur doit éviter certains pièges

Tout ceci serait beau sans les pièges où l’on peut tomber. Le premier de ces pièges est l’envie : jalouser un alter-auteur et tout est fini. Il faudrait au contraire le remercier de servir de locomotive, s’inspirer, jouer le jeu de l’émulation. Le second de ces pièges est l’ingratitude : vouloir être lu sans soi-même lire. Le troisième est l’instrumentalisation, qui consiste à commenter un livre non pour aider l’auteur mais pour faire passer un message à une autre personne, qui se trouve, sans que l’auteur le sache, le véritable destinataire du commentaire. Le quatrième est l’entre-soi ou clientélisme, qui consiste à commenter des personnes parce qu’on en attend quelque chose (un soutien, une protection, un « renvoi d’ascenseur », etc.). Le cinquième (il y en a sans doute d’autres) est l’hypocrisie, qui n’est pas la même chose que l’encouragement. Il faut beaucoup de discernement pour différencier l’encouragement et l’hypocrisie. C’est une question d’intention. Si l’intention de l’alter-lecteur est d’aider, il encouragera sans être hypocrite. Parce que le lecteur hypocrite étouffe l’élan créateur autant que le ferait un lecteur venu là pour comparer l’alter-littérature à la littérature et marteler que ce n’en est pas.

Cet autre lecteur doit (se) faire confiance

L’alter-lecteur doit donc se faire confiance : si ses intentions sont bonnes, s’il s’exprime dans l’esprit de la communauté, selon les principes qu’elle s’est donnés, ses commentaires, même critiques, seront bien pris. L’alter-auteur lui fera confiance et pourra à son tour se risquer à critiquer. Sans cette confiance, qu’il faut s’employer à ne pas écorcher, l’alter-lecteur ne peut exister, ni la communauté de lecteurs-auteurs qu’il fait vivre. Mais attention : l’établissement d’un contrat fondé sur la confiance ne signifie pas qu’on se transforme en police de la pensée où tout lecteur hétérogène[3] serait à bannir, à chasser, à « calmer ». Le lecteur hétérogène est acceptable dans la mesure où il aide à vérifier la solidité de l’édifice. Si la communauté est solide, elle supporte le lecteur hétérogène. Si celui-ci, d’une pichenette, fait s’effondrer l’édifice, ce n’est pas de la faute de sa pichenette mais des bâtisseurs qui n’ont pas bâti un édifice assez vivant, assez solide. Se transformer en chasseur de lecteur hétérogène ne rend pas plus solide l’édifice. Cela le fragilise encore plus.

 

Et l’alter-lecteur qui n’est pas lui-même auteur ?

L’alter-lecteur qui n’est pas lui-même auteur (mais le deviendra peut-être, qui sait ?) devrait agir selon ces mêmes principes : apporter sa pierre à un édifice vivant, où chacun participe, où chacun a conscience qu’il a un rôle à jouer dans la construction d’un site qui n’est pas littéraire mais alter-littéraire, et qui le revendique. Cette conscience suppose de savoir qu’on peut être lu par n’importe qui, par exemple par un usager qui arrive sur le site. Le sens de l’accueil, c’est aussi de construire l’image d’un site paisible et non d’un champ de bataille.

Bruno Guennec

 

[1]https://www.monbestseller.com/actualites-litteraire/16912-lire-de-mauvai...

[2]C’est moi qui mets en gras

[3]Le lecteur hétérogène est un lecteur de littérature venu sur le site pour lire de la littérature.

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Toujours aucun commentaire à cette tribune.
Je viens de la relire attentivement pour essayer d'interpréter le sens de ce "silence".
Primo, j'ai pensé qu'il était une sorte de bisque-bisque rage à destination du rédacteur de l'article. Mais non, me suis-je aussitôt écriée. Impossible, voyons !
Je me suis alors dit -deuxio- : "Le thème, c'est le thème qui rebute... Mais non, mais non, me suis-je aussitôt écriée. Impossible, voyons !" L'article horripilant qui est à l'origine de celui-ci fut l'objet de nombreuses réactions plutôt marrantes au demeurant.
Alors, tertio, j'en suis venue à la seule conclusion qui tienne la route : monsieur B. G. vous êtes un tantinet en avance sur l'horaire.
Les thèmes que vous soulevez sont essentiels, mais le temps d'en débattre et de s'en enrichir -du moins, c'est mon avis que je partage pleinement- n'est pas encore arrivé.
Il faudra y revenir.

Publié le 06 Novembre 2022