Les lecteurs qui aborderaient le roman Emmanuelle comme un divertissement excitant, risqueraient d’être déconcertés, voire même déçus. Si on y découvre de nombreuses scènes charnelles, l’ouvrage n’est ni un roman de gare salace, ni un pastiche d’un improbable Martine s'essaie au candaulisme. L’érotisme y est vécu comme un exercice de l'esprit, où le plaisir est lié à un équilibre subtil entre maîtrise et abandon. Le livre propose une éthique de vie, dans un contexte de jouissance physique et mentale. Pour la philosophe Camille Moreau[i], la profondeur de la réflexion rivalise avec celle des grands classiques du roman philosophique, tel le Journal d’un séducteur de Kierkegaard.
Durant des siècles, la sexualité, en particulier celle des femmes, s’est inscrite dans des normes religieuses et sociales. Cantonnée à sa fonction procréative, la notion même de plaisir ou de désir lui était niée. Les textes érotiques étaient écrits par des hommes pour des hommes, dans une vision androcentrée de la sexualité. Le paradoxe du Casanova et de la putain, cette dichotomie où les hommes sont glorifiés pour la multiplicité de leurs partenaires tandis que les femmes ayant le même comportement sont stigmatisées, a longtemps prévalu, et continue à le faire dans la frange de notre société sous influence religieuse.
Dans ce contexte, le roman Emmanuelle publié officiellement en 1967, après une première édition clandestine, apparaît comme une révolution. Non seulement il propose une vision de l’érotisme où la femme est maîtresse de ses désirs et organisatrice de ses plaisirs, mais il en offre une approche cérébrale. L’idée de l’érotisme en tant que victoire de la raison sur le mythe renverse les conceptions où la sexualité féminine était absente, ou même perçue comme dangereuse.
Qu'est-ce qui nous aliène, comment peut-on être libre dans notre société ? Emmanuelle aborde ces questions à partir des impératifs de monogamie et de fidélité qui fondent le contrat fondamental du couple, au moins depuis l’excommunication de Philippe 1er. À travers l’injonction morale de monogamie, le personnage d’Emmanuelle se pose la question de la possession de l’autre. La liberté impose d’abolir tout sentiment d’appropriation. Pourtant l’héroïne voudrait elle-même posséder de manière exclusive : au début de sa liaison avec son amante Bee, elle ressent de la jalousie. Mais petit à petit, elle va s'en détacher. Grâce à l’expérimentation et à la "leçon de choses".
La connaissance est le plaisir central dans le texte, c'est lui qui fonde tous les autres plaisirs. L’idée est que rien n'arrive d'intelligent qui ne passe d'abord par les sens. Mais Emmanuelle montre aussi que plus on apprend, plus on est capable de jouir de son corps. Et le corps entraîne à son tour la réflexion. C'est cet aller-retour ininterrompu qui donne la liberté. Et Emmanuelle de se référer à Nietzsche : "Est-ce que je vous conseille de tuer vos sens ? Non, je vous conseille l'innocence des sens."
Le second tome du récit – de suiveuse docile dans le premier tome sous-titré La leçon d’homme à maîtresse de ses plaisirs dans le second L’anti-vierge – est révélateur du changement de paradigme dans la perception du pouvoir sexuel féminin. À l’orée des années 1960, la littérature érotique ne sépare pas le désir de son envers, la violence et la mort, dans la lignée de Sade et de Georges Bataille, puis des surréalistes. Emmanuelle rompt avec cette vision. Elle propose une sexualité lumineuse, où le plaisir est libéré des rapports de domination ou de transgression noire. Et dans ce mélange des corps célébré jusqu’à l’envi, ni violence, ni contrainte, aucune situation sordide, aucun racisme (sauf social, les protagonistes étant tous riches et désœuvrés). C’est le règne du plaisir librement consenti. Emmanuelle s’oppose également à la tonalité cynique de l’émancipation féminine vue par Françoise Sagan dans "Bonjour tristesse".
Dans Emmanuelle, le plaisir n’est ni honteux ni réprimé, mais célébré comme un chemin vers la découverte de soi. En mettant en scène une héroïne active et intelligente, Emmanuelle Arsan propose un modèle où la sexualité féminine est non seulement légitime, mais centrale.
L’une des thématiques les plus actuelles soulevées par Emmanuelle est celle du consentement. Contrairement à d'autres œuvres érotiques de l’époque où la violence et la soumission étaient au cœur des récits (comme dans "Histoire d’O" de Pauline Réage paru en 1954), Emmanuelle met en avant l’importance du consentement et de la liberté dans les relations sexuelles. Ce principe, si présent aujourd’hui, donne au texte une résonance contemporaine évidente.
Le discours d’Emmanuelle met en tension d’autres questions actuelles, comme la ligne étroite existant entre liberté individuelle et émancipation collective, ainsi que le droit à la différence, notamment en ce qui concerne les personnes LGBT.
La littérature érotique s’est aujourd’hui largement féminisée. Une incertitude demeure autour de qui se cache sous le pseudonyme d’Emmanuelle Arsan. S’agit-il de Marayat Bibidh, thaïlandaise francophone et épouse d’un diplomate français ? On pense davantage à présent qu’il s’agirait d'un roman à quatre mains, écrit par les deux époux.
Bien-sûr, la sensibilité de notre époque n’est plus celle des années 60. L’utopie hédoniste d’Emmanuelle ne dépasse plus guère, de nos jours, l’audience des cercles libertins. Le but de toute vie humaine ne serait plus la recherche du plaisir mais celle du "bonheur". Épicure (ou plutôt les stoïciens) aurait remplacé Eros et plus encore Aphrodite. Au-delà de la jouissance immédiate, la sexualité s’inscrit désormais dans un cadre plus global de satisfaction personnelle et de relations équilibrées. Le roman conserve toutefois sa pertinence dans la manière dont il interroge la frontière entre individualité et émancipation collective.
En 1974, l’adaptation cinématographique par Just Jaeckin a évacué toute dimension philosophique du livre et n’a rien retenu de l’originalité de la pensée. Le film, soft et fauché, en est même une trahison. On y voit ainsi un domestique entreprendre de violer une soubrette, un contresens total. Celle-ci, prise de force, est progressivement gagnée par le plaisir. Le message est clair : vous voyez bien, finalement "non" peut vouloir dire "oui" ! Le livre d’Emmanuelle Arsan est à l’exact opposé de cette idée, d’où son extrême actualité.
Du film qui fut un immense succès populaire, on n’a guère retenu que l’affiche où Sylvia Kristel est assise, seins nus, dans le fameux "fauteuil Emmanuelle" en osier. Curieux symbole que de transformer une femme en mobilier d’appartement. Ce fauteuil reste l’image d’un érotisme exotico-chic inoffensif, à mille lieues du discours transgressif de l’œuvre originale.
La nouvelle adaptation d’Audrey Diwan en 2024 n'a pas davantage réussi à capturer l’essence du roman. Au travers un regard de femme, la cinéaste échoue à montrer en quoi le roman offrait un contre-modèle radical à la vision normative de la sexualité féminine. Le film enchaîne les clichés et se révèle d’un ennui mortel. Chaque séquence de sexe se lit comme une scène de crime où le mobile serait la recherche du désir qui a abandonné la nouvelle incarnation d’Emmanuelle. Ce parti pris souffre d’un manque de légèreté essentiel au jeu érotique qui est ici aussi glacial et frigide que l’héroïne. Diwan est revenue à l’érotisme de Bataille qui donne une idée grave, sérieuse et pesante de la sexualité. Et qui conduit le spectateur à s’endormir sur son cornet de pop-corn.
Dernière publication de Michel Laurent sur mBS : Miroirs de nos passions
[i] Emmanuelle Arsan, biographie d'un pseudonyme, Camille Moreau, La Musardine, 2024
Vous avez écrit un livre : un roman, un essai, des poèmes… Il traine dans un tiroir.
Publiez-le sans frais, partagez-le, faites le lire et profitez des avis et des commentaires de lecteurs objectifs…
Article extrêmement intéressant. Les adaptations cinématographiques peuvent s'avérer décevantes parfois, lorsqu'elles ne saisissent pas les vrais enjeux du roman. C'est bien dommage !
@Michel LAURENT, un exemplaire à garder précieusement ! Quelle chance !
Et quelle bonne idée d'avoir proposé cet article. J'espère qu'il y aura beaucoup d'autres intervenants, ou alors c'est à désespérer de tout, car Emmanuelle a été un "événement majeur".
Le film de Just Jaeckin a été un révélateur, un accélérateur... à travers une affiche !
Quelle que soit la qualité du film, il en est resté le personnage incarné par Sylvia Kristel (pour son malheur) et un fauteuil éponyme. J'ai vu personnellement l'affiche pendant 14 ans je pense au même cinéma des Champs-Élysées. Incroyable ! À quoi peut tenir un bouleversement sociétal ! Sans doute est-il sorti au bon moment !
Beaucoup ont probablement eu envie de lire les deux tomes après avoir vu le film. Or ce sont les livres qui contiennent l'essence de ce qui agit sur l'esprit.
Emmanuelle a impacté à la fois le féminisme, la notion de consentement, la notion de liberté décomplexée qui a permis une évolution considérable dans la manifestation du désir pour les femmes... Et on le remet sur le devant de la scène cinquante après, avec une nouvelle adaptation.
Que peut-on dire de plus ? Il y a juste à constater.
MC
Est-il vraiment pertinent de distinguer érotisme "féminin" et "masculin" ? On peut se poser la question !
Comme vous avez mentionné un ouvrage important, @Michel LAURENT : L’Amant de lady Chatterley (de David Herbert Lawrence), et bien que sortant du sujet consacré à Emmanuelle (quoique...) , j'ai pensé qu'un petit développement pourrait intéresser les lecteurs.
À sa parution en 1928, l’ouvrage est mis à l’index par de nombreux pays : dans une langue douce-amère et peu châtiée, D.H. Lawrence narre l'histoire d’amour interdite entre une aristocrate - mariée à un châtelain infirme - et un malandrin solitaire, retiré dans les bois. Truffée d’incartades charnelles, cette romance pastorale relate, sans circonlocutions, l’éveil sensuel et amoureux d’une jeune femme de vingt-sept ans. L'adultère y est décrit sans jugement ni complaisance ; dans l’univers lawrencien, l’inquisition n’existe pas.
Circulant jusque-là sous le manteau, une première version - expurgée - de L’Amant de lady Chatterley paraît finalement en 1932. L’écrivain se heurte alors à une chape de plomb morale et institutionnelle. Devant le Sénat américain, Reed Smoot déclare : « Ce livre est écrit par un homme à l'esprit malade et à l'âme si noire qu'il obscurcirait même les ténèbres de l'enfer ! »
Conspué par ses pairs, D.H. Lawrence parle quant à lui d’un « roman sain et nécessaire ». Il affirme : « J'ai toujours œuvré pour que la sexualité soit vécue de façon authentique et sacrée, non pas de manière honteuse. C'est dans ce récit que je suis allé le plus loin ; il est pour moi beau, tendre et fragile comme ce qui est nu ».
Des décennies plus tard, à l’issue d’un procès retentissant, cet opprobre prend fin. Le livre est publié dans son intégralité en 1960, trente ans après la disparition de l’auteur.
Peut-être est-ce là le lien avec Emmanuelle, sorti clandestinement en 1959 et 1960.
MC
Merci @mBS pour la référence de la citation. MC
Oui @Michel LAURENT, c'est exact. Pour le grand public il faudra attendre la réalisation — toujours par Just Jaeckin — de l'adaptation cinématographique en 1981, d'ailleurs encore avec Sylvia Kistel dans le rôle de lady Chatterley. Je ne pense pas que la réalisation par Marc Allégret en 1955 ait eu un gros impact malgré qu'il ait été plébiscité par le public et qu'il ait enregistré 1 737 788 entrées en salles françaises. L'époque ne s'y prêtait pas encore. La France était engluée dans les guerres coloniales. À peine terminée la guerre d'Indochine, celle d'Algérie (bien qu'on ne parlait pas de guerre mais de troubles) avait pris le relais.
Quelle époque riche que cette période des années soixante-dix et quatre-vingts ! J'en ai moi-même beaucoup bénéficié. Dans le concours de nouvelles lancé récemment sur mBS sur le thème d'une "rencontre fortuite" et dont le résultat ne saurait tarder, je relate d'ailleurs une rencontre faite en 1974 qui a été pour moi une expérience inoubliable de jeune adulte après celle (déjà évoquée, en ligne sur ma page d'auteur) à l'aube de mes 17 ans, avec ce que l'on nomme aujourd'hui une "cougar".
J'ajouterai que ceux qui sont nés après la Seconde guerre mondiale ont eu la chance de traverser cette période bénie qui a commencé par les "trente glorieuses" et qui s'est poursuivie par l'évolution sociétale. Il est donc important de connaitre l'Histoire pour savoir quelle a été la vie et l'évolution des moeurs au fil des décennies et des siècles.
Avec toute ma sympathie. MC
@Michel Canal
Les Echos
https://www.lesechos.fr › Weekend › Livres & Expositions
23 sept. 2024 — ... Losfeld, la fille d'Eric Losfeld, attablée à la terrasse d'un ... « Ce n'était peut-être pas un monument impérissable […] Mais c'était ...
Pris note, @mBS, mais ce n'est pas évident de considérer que cette assertion soit le fait de l'éditeur. Je vais rectifier mon commentaire. Cordialement. MC
Cher @Michel Canal. Regardez mieux les guillemets : il s'agit d'une citation de l'éditeur de madame Arsan.
@Michel LAURENT, merci pour cet article évoquant un sujet qui ne pouvait que donner lieu à débat après les émissions à la télévision qui ont accompagné le personnage d'Emmanuelle pour la sortie du de la nouvelle adaptation d’Audrey Diwan avec Noémie Merlant incarnant une Emmanuelle brune.
L'esprit du livre dans le contexte de l'époque : les deux tomes ont été édités en 1959 et 1960, interdits de publicité et distribués clandestinement avant d'être publiés officiellement en 1967, de devenir des succès planétaires plusieurs fois réédités et adaptés au cinéma. Ils mettent en scène la liberté de moeurs et le libertinage.
Vous exprimez parfaitement l'esprit du roman : le plaisir ni honteux ni réprimé, célébré comme un chemin vers la découverte de soi en mettant en scène une héroïne active et intelligente, modèle où la sexualité féminine est non seulement légitime, mais centrale. Son impact par son prolongement à notre époque où le féminisme et le consentement se sont imposés.
Ainsi que la trahison de la dimension philosophique dans l'adaptation du film de Just Jaeckin, imposée par le producteur Yves Rousset-Rouard (dont l'ambition était de faire un film rentable avec peu d'argent… et beaucoup de scènes de sexe). Le succès a cependant été une énorme surprise tellement le budget était faible, le scénario une aventure conflictuelle avec le photographe-cinéaste, et le tournage une tromperie envers les autorités thaïlandaises.
Il est vrai, @Michel LAURENT, que l’affiche où Sylvia Kristel est assise, seins nus, dans le fameux "fauteuil Emmanuelle" en osier a impacté durablement une vision de l'érotisme, à laquelle Sylvia Kristel a été associée... pour son grand malheur. Les années 70 ont bouleversé la sexualité, pas seulement parce qu'elles sont la suite de Mai 68, parce que Just Jaeckin a réalisé les adaptations d'Emmanuelle en 1974, d'Histoire d'O en 1975 et de madame Claude en 1977. Le décès de Pompidou a fait sauter le verrou de la censure. Percevant le besoin de liberté exprimée par mai 68, Giscard d'Estaing a permis la sortie du film.
Juste quelques précisions :
— Emmanuelle était en fait un livre en deux parties sous le même titre mais avec deux sous-titres correspondant aux deux parties successives : La Leçon d'homme et L'Antivierge. Séparés au début clandestin par l'éditeur Eric Losfeld, les deux morceaux ne se retrouveront en librairie sous le titre commun d'Emmanuelle que huit ans plus tard, en deux volumes.
— L'assertion de l'éditeur : "mais c'était la première fois, au XXe siècle, qu'une femme racontait sa vie secrète" n'est pas exacte. Non qu'il en ait été ignorant, plutôt pour donner de l'importance à l'écrit qu'il s'apprête à mettre en circulation, subodorant déjà le scandale qu'il va susciter et peut-être l'impact sur le désir féminin à une époque encore corsetée. Colette a ouvert le siècle avec sa série des Claudine ; puis dans les années trente, Anaïs Nin lui a emboîté le pas, plaçant le désir au coeur de son oeuvre et de sa vie, servant d'exemple courageux de résistance à la morale bourgeoise de son époque ; enfin, dans son roman Bonjour tristesse, Françoise Sagan a choqué l’opinion parce qu’elle était l’une des premières femmes à oser parler sans fard du désir sexuel d’un point de vue féminin.
J'arrête là… il y aurait eu tant à dire !
MC