Je ne m’attendais pas à la voir ici. Ça faisait longtemps.
La cacophonie pressée du quai du métro se mélange au bruit des rails, aux annonces préenregistrées de cette voix monocorde qui résonne dans le hall gris. Je serre mes chaussures l’une contre l’autre, mes bottes en daim trop petites me glacent les pieds. Je suis mal à l’aise. Pas à cause des passagers insensibles qui me bousculent, se bousculent et finissent toujours par arriver à destination aussi facilement que s’ils avaient attendu leur tour. Je suis mal à l’aise parce qu’elle me regarde. Elle ne me lâche pas des yeux et, sans trop comprendre pourquoi, je fais de même.
Les mains dans les poches, ses cheveux auburn coincés dans le col de son manteau. Elle est plus jolie que ce dont je me rappelais. Pas si jolie non plus, juste un tout petit peu jolie. Elle incline la tête pour me voir mieux. Ne s’approche pas, ne recule pas, ne m’attend pas non plus.
Elle semble fatiguée. C’est peut-être l’entre-saison : personne n’a bonne mine en novembre.
Elle a l’air d’une fille normale, dans le bon sens du terme : comme les héroïnes de ces romans jeunesse, celles qui n’ont aucune personnalité à part ne pas faire attention à leur style vestimentaire. Mais moi je sais qu’elle n’est pas comme ça. Elle n’est pas une héroïne, pas vraiment une fille bien non plus. Elle ne fait pas semblant d’être introvertie, elle est juste tout le temps fatiguée. Peut-être un peu déprimée. C’est la saison.
Une annonce au haut-parleur de la station. Je sursaute. Elle lève les yeux vers moi à nouveau : je n’avais même pas remarqué qu’elle avait détourné le regard. J’ai peur qu’on me voit lui adresser la parole. Que penseraient les gens ? Elle fait très attention à ce qu‘ils pensent. Je ne m’approche pas. Je me mords la lèvre puis j’articule, de loin.
— Comment tu vas ?
Une seconde d’attente, de surprise. Ses yeux brillent et elle étouffe un rire dans le creux de sa main. Question ridicule. Situation ridicule. Je devrais vraiment sortir, voir du monde plutôt que de lui parler à elle sur un quai de métro. C‘est que je ne m‘attendais pas à ça. J’ignorais quand je la re-croiserais. Ce serait facile, pourtant. Il me suffirait de saisir mon téléphone. Ce n’est pas elle qui ne veut pas. Je l’ai évitée, ces derniers temps. C’est peut-être pour ça qu’elle me rit au nez quand je lui demande comment elle va. Ou même pour ça qu’elle est si fatiguée. Bon, je m’avance un peu, là. Novembre, c’est tout.
Elle soupire. Ajuste un écouteur sur ses oreilles. OneRepublic : Counting Stars. Comme si elle comprenait les paroles de cette chanson, elle qui prend le métro tous les jours pour aller au bureau. Je m’étonne de ne pas la croiser ici plus souvent. Je ne m’en plains pas. C’est sa faute, j’ai l’impression qu’elle se moque de moi quand elle me regarde. Je me demande comment j’ai pu jouer avec elle si souvent quand j’étais petite. On n’a pas beaucoup changé, on aurait dû se détester déjà à l’époque. Je fronce les sourcils. J’ai pensé trop fort. Elle a l’air choqué. Alors comme ça je la déteste ? Non, je n’ai juste pas très envie de la voir. Mais je n’ai pas changé d’avis : c’est vrai qu’elle est plutôt jolie.
— Désolée…, je murmure.
Ce moment gênant a assez duré. Enfin, le train freine derrière les vitres du métro. Elle danse d’un pied sur l’autre, serrée dans ses bottes en daim trop petites pour elles.
Les portes s’écartent et le reflet disparait. Je me précipite à l’intérieur, bousculant les autres sans faire attention : premier arrivé, premier servi. J’aimerais bien une place assise. J’ai mauvaise mine, ce matin. C’est sûrement la saison.
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