Résurgences

Chaque livre apporte son lot de personnages et de rencontres

Le hasard d’une rencontre dans un Reims post-diluvien, le fit s’asseoir à la terrasse d’un café, place Drouet-d’Erlon, entre deux dinosaures : Hernest Hemingway à gauche et Sherlock Holmes à droite. Simples enseignes de deux bars en face desquels il se fit servir une tisane ? Ou forces évocatrices qui allaient ébranler sa mémoire fatiguée et secouer tout son être ? Ses jambes, engourdies par le froid et les ans, manquaient de la fougue d’antan, mais son esprit plus vif y suppléa, prenant les ailes d’une pouliche apeurée.

Une digue céda sous le poids de résurgences livresques souterraines. Le flot remonta à la surface, envahissant l’espace. Une scène aux éléments fantasques se dressa devant ses yeux rieurs.

Et pendant que, dans la peau du vieux Santiago, il traquait le marlin dans le sillage du Gulf Stream ; pendant que, dans les eaux des Caraïbes, il taquinait l’espadon et sous les tropiques, le Che ; pendant que, enveloppé dans un tweed, un ulster et un deerstalker, il hantait les bas-fonds brumeux du vieux Londres victorien ; pendant que, au son lugubre du glas, il rejoignait les guérilleros castillans de la liberté, – sa tisane infusait lentement, tirant vers une teinte alezane. Tel un rappel, les cheveux roux d’une dame attablée devant lui, lui renvoyaient les reflets fauves d’un soleil ressuscité qui prenait de la vigueur.

Un dinosaure pouvant en cacher un autre, c’est tout le Jurassique de la littérature policière qui, emboîtant le pas à Doyle, se déployait devant ses yeux éberlués. Maurice Leblanc, Gaston Leroux, Agatha Christie, Georges Simenon et autres enragés du polar.

Hugo montait les Misérables qui semaient à tout vent. Les lettres pissenlits inondaient l’homme qui s’étanchait. Comme jadis quand, adolescent, il s’y frottait, ignorant qu’un gamin n’en sortirait pas indemne. Il prendra fait et cause pour Cosette et condamnera l’exploitation de l’homme par l’homme. Il assumera le calvaire du fugitif et cultivera la persévérance et la ténacité. Il louera les vertus du religieux cédant de bon cœur ses chandeliers volés à son agresseur et professera le pardon et la tolérance. Enfin, Il s’alignera avec Gavroche derrière les barricades et se forgera une fibre frondeuse.

En se levant, la dame heurta la table. Retentit un bruit de casse fracassant qui se confondit avec une détonation de même ampleur : Gavroche venait d’être touché par une balle perdue.

La réalité reprit le dessus. La dame s’écria :

– Oh ! j’ai fait tomber ma tasse par terre.

– C’est la faute à Voltaire, dit Gavroche, derrière elle.

– Et aussi votre trousseau.

– C’est la faute à Rousseau, rétorqua-t-elle, en tournant les talons.

Sa crinière léonine, gorgée de l’or d’un soleil désormais bien installé, se balançait sur ses épaules tandis qu’elle s’éloignait, éclipsant la grande place qui, sous peu, contenait tour à tour un océan impétueux, un courant marin fougueux, des scènes de crimes hideux, des quartiers sordides brumeux et des champs de bataille fumeux.

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