Il avait posé sur le feu une grosse casserole d'eau et s'était immédiatement plongé dans la lecture d’un recueil de poésie de St John Perse.
Pendant que son père se plongeait dans une rêverie poétique sans fin, Théo, en soufflant, mit la table pour deux dans la cuisine. Elle remplit une carafe d'eau au robinet et pensa à poser la bouteille d'huile d'olive à côté de l'assiette de son père, pour qu'il n'ait pas à se lever. Puis elle ouvrit une boîte de sauce tomate qu'elle versa dans une petite casserole pour la faire réchauffer.
En attendant que les pâtes cuisent, elle s'assit à sa place et cette fois tenta de comprendre vraiment la page de maths qui s'étalait devant ses yeux. Pourtant elle avait beau essayer, elle n'arrivait pas à voir autre chose que la surface de la mer qui se rapprochait vertigineusement d'elle, dans un mouvement à la fois rapide et infini, puisque l'eau était de plus en plus près, mais qu'elle restait toujours hors de sa portée et pour cause, son mouvement ayant été interrompu par l'arrivée de son père.
Ils mangèrent en silence. Théo se demandait avec morosité comment elle allait faire pour essayer d'obtenir la moyenne dans une discipline qui était pour elle pire que du chinois.
Si seulement les profs avaient pu enseigner les techniques de jeux virtuels, ou poser des questions sur les Écorcheurs ? Sur ce thème, elle était imbattable.
Depuis six mois qu'elle avait découvert le Jeu, elle avait progressivement gravi les échelons sans aucune difficulté et avait coiffé au poteau des centaines d'autres joueurs de par le monde. Elle avait atteint désormais un niveau où personne ne pouvait la rejoindre. Même quand elle en parlait au lycée, elle voyait bien qu'elle ennuyait tout le monde car personne n'avait encore expérimenté les sphères dans lesquelles elle évoluait désormais.
Théo sursauta en entendant son père :
– Je ne sais plus quoi faire, Théo. Tu sais que tu ne pourras pas redoubler encore ta terminale ?
– Ça va, papa, je sais ! De toute façon, ça ne me dérange pas de tout planter là.
– Mais qu'est-ce que tu racontes ? Sans études, on n'est rien dans la vie, tu le sais ! À deux pas du bac, dans la dernière longueur, tu veux tout lâcher ?
Puis il ajouta d'une voix éteinte :
– Ta mère aurait su comment faire, elle. Elle aurait tant voulu que tu fasses de longues études. J'ai tout raté.
– Mais non, arrête de faire ta victime ! Ça n'a rien à voir avec toi !
– Avec quoi, alors ? C'est ce fichu ordinateur ? Ces jeux ? Je n'aurais jamais dû commencer à te laisser jouer sur Internet.
– Ça va j’ai plus dix ans non plus ! Et puis, tu ne te rends pas compte ! C'est important pour moi. C’est toute ma vie, mon refuge, mon espace de liberté... Imagine que tu sois soudain privé de poésie ?
Jules en resta un moment suffoqué :
– T'es vraiment gonflée ? Comment peux-tu comparer tes jeux à de la poésie... C'est le jour et la nuit ! Chien et chat ! Torchons et serviettes !
Théo haussa les épaules. Elle renonçait à se faire comprendre par son père. Mais son argument avait dû faire mouche car après quelques minutes de silence à mâcher ses derniers raviolis, il lui demanda d'une voix plus douce :
– Mais vous faites quoi exactement dans ce jeu ? Vous tirez sur tout ce qui bouge et celui qui en a descendu le plus a gagné, c'est ça ?
Théo ne put s'empêcher de sourire devant la vision simpliste que son père avait du Jeu.
– Arrête de me charrier !
– Non, ce n'est pas de l'ironie, je veux vraiment savoir.
Après un regard méfiant sur Jules qui avait repoussé légèrement son assiette et qui sirotait un fond de verre de vin rouge dans une attitude d'écoute, Théo esquissa une tentative d'explication :
– Ben... C'est un peu complexe. Je ne pourrais pas vraiment te résumer, mais...
– Ça ne fait rien, essaie de faire simple. Moi aussi j'aurais du mal si je voulais t'expliquer la beauté d'une poésie. Ça ne s'explique pas, ça se ressent...
– Voilà, c'est ça.
– C'est sûr, exposer un jeu où on ne fait que se dégommer les uns les autres, c'est un peu dur, je comprends...
– Tu vois, tu recommences ! Tu peux pas t’en empêcher !
– Alors parle !
– Bon, il y a des ennemis, tu vois. C'est l'armée de l'Obscur. Les Écorcheurs. Ils sont organisés en plusieurs formations. Des cohortes. Des Reptiliens, des Rampants, des Pakhus. Certains d'entre eux peuvent voler. Des élites parmi leurs cohortes. Ce sont des Créatures d'Outre-Monde qui dévorent tout.
– Tout quoi ?
– Tout. Matière, lumière, son.
– Pour quoi faire ?
– Ben, pour asservir le monde, le plier, faire régner le chaos...
– Pas mal. Classique. Un gros magma de… comment tu dis ? d’écorcheurs ? par cohortes ? C'est ça ?
Théo sourit, indulgente :
– Si tu veux…
– Et ?
– Et il y en a parmi eux qu'on connaît. Ils ne sont pas en magma, comme tu dis. D'abord il y a sûrement un roi quelque part, mais celui-là, on ne l’a pas encore repéré. Par contre, on a bien détecté les chefs des cohortes, les généraux, si tu veux. Et le Grand Consul, Miyader. Les chefs se nomment Othan, Molter, Kurun et Yaraki. Chacun d'eux dirige une cohorte.
– Quelle hiérarchie, dis donc ! Et que font-ils à part tout dévorer ?
– Ils tuent, ou ils emprisonnent. De temps en temps, ils parviennent à enfermer dans la Cage des éléments qu'ils relient à la Lumière. Ça peut être des livres, des mots, des pensées, des sentiments.
– Comment peut-on enfermer des sentiments ?
– En les extrayant de leur enveloppe matérielle. Un de leurs buts est de nous emprisonner, surtout nous, les Guerriers.
– Justement, j'allais te demander et toi dans tout ça ?
Théo, devant l'intérêt que manifestait son père, commençait à s'animer en parlant.
– Moi, je ne sais pas très bien comment j'ai fait mais j'ai réussi toutes les épreuves, tu vois et je suis presque au dernier niveau. On est vraiment peu dans ce cas... Et c'est un jeu mondial, tu sais ?
– C'est quoi le dernier niveau ?
– Je ne sais pas exactement ce que ça va être, c'est la surprise, mais je sais qu'on ne sera que cinq.
– Pourquoi ?
– Pentagone, chiffre parfait. Il y en a déjà deux qui ont réussi. Ils m'attendent.
– Tu les connais ?
– Oui, enfin... Je connais leur pseudo.
– Pseudo ? C'est quoi cette histoire de pseudo ?
– Il est conseillé de ne pas donner son vrai nom.
– En effet.
– Non, mais pas seulement parce que c'est Internet ! C'est à l'intérieur même du Jeu. Celui qui connaît ton vrai nom a tout pouvoir sur toi.
– Ah bon ?
– Oui. C'est pareil pour les choses ou les animaux.
– Comment ça ?
– Quand tu connais leur vrai nom, tu les possèdes. Mais leur vrai nom est toujours caché.
– Heu, tu parles pour de vrai, là ?
– Mais non ! Je parle du Jeu ! Donc voilà. On se choisit un pseudo.
– Et le tien, c'est quoi ?
– Moi ? C'est Fennec des Sables.
Le visage de Jules prit soudain une expression rêveuse et souriante. Il y eut un silence prolongé que Théo rompit avec impatience.
– Pourquoi tu ne dis plus rien ?
– Tu sais ce que ça veut dire ?
– Quoi ?
– Fennec des Sables.
– Bien sûr ? Ça veut dire Fennec des Sables.
– Maman t'a surnommée ainsi quand tu as commencé à marcher. En langage touareg, bien sûr, on dit Zerda. Il y avait une berceuse qu'elle te chantait, où le mot Zerda revenait souvent.
– Ah oui ?
– Oui. C'est bizarre que tu t'en sois souvenu.
– Ce n'est pas que je m'en sois souvenu. C'est venu tout seul, comme ça, sans que je réfléchisse.
Jules se leva de table avec un gros soupir. Il avait de nouveau son visage de victime. D’éternel découragé.
– Je suis désolé, Théodora, mais tu m'en as dit assez. Je ne veux pas en entendre plus. J'ai compris. Ça s'appelle être addict. Accro. Dépendant. Ce jeu est en train de te dévorer toi, tout entière et non pas le monde ou la Lumière, comme tu dis... Tu fiches ton avenir en l'air pour des élucubrations. Le monde de l'Obscur ? Et puis quoi encore ?
– Mais... Tu…
– Je voulais voir, essayer de comprendre, mais vraiment tu ne m'aides pas avec ton jeu, là... Je ne peux pas te laisser continuer. Je dois prendre une décision. J'aurais dû la prendre il y a déjà longtemps. C'est allé trop loin.
– Quoi ? C'est pas juste. Tu m'as fait parler et ensuite tu...
– Ça suffit, Théo. C'est parce que je t'aime que je fais ça et, crois-moi, ce n'est pas de gaieté de cœur, car je suis ravi quand je te sais heureuse, mais je ne veux pas que tu rates ta vie pour des bêtises pareilles. Tu as vu tes notes ? Pour quelqu'un qui redouble, chapeau ! Tu as ton avenir entre tes mains et tu le dilapides avec ce Jeu.
Dans un mouvement de colère et d'impuissance, Théo se leva de table elle aussi et se mit à débarrasser les couverts avec rage, faisant claquer la vaisselle en la balançant dans l'évier, au risque qu'elle se brise.
Elle savait que son attitude était provocatrice et allait sûrement lui apporter des représailles supplémentaires, au lieu d'adoucir son père, mais elle s'en fichait, plus rien ne comptait, car elle pressentait ce qui allait suivre.
Elle serait privée d'accès à Internet jusqu'au bac, comme il le lui avait déjà promis souvent. Elle sentait quelque chose de définitif dans la voix de Jules. Et, en effet, elle ne se trompait pas, la sentence tomba d'un coup :
– Cette fois ma décision est prise, Théodora. Je t'interdis d'approcher, de près ou de loin, l'ordinateur. Si tu as des recherches à faire pour le lycée, tu me le dis, ce sera sous ma surveillance.
Théo souffla fortement :
– Tu parles ! T'es jamais là !
– Justement, tu as raison, je vais me rendre plus présent dorénavant. Je refuserai les heures supplémentaires au bureau. On va revoir notre train de vie à la baisse, mais on va gagner sur le plan de la vie quotidienne. Je suis sûr que c'est ce que ta mère aurait désiré.
– Mais on s'en fiche, de ce qu'elle aurait désiré. De toute façon, elle n'est plus là ! cria Théo. Arrête de toujours penser à ce qu'elle aurait dit, ce qu'elle aurait fait !
– Théo !
– J'en ai marre à la fin ! Elle m'aurait comprise, elle ! D'ailleurs, c'est elle qui m'a offert le cédérom, t’as oublié ? Elle m'aurait laissée jouer sur l'ordi !
– Ça m'étonnerait...
La fin de la phrase de Jules se perdit dans le bruit que fit Théo en quittant la cuisine. Elle renversa une chaise dans sa précipitation, claqua la porte derrière elle et alla s'enfermer dans sa chambre.
Elle resta longtemps à se morfondre sur son lit, après s'être mise en pyjama. Puis elle finit par sortir pour aller à la salle de bains se laver les dents. Elle ne croisa pas son père et risqua un coup d'œil dans le bureau.
Il lui tournait le dos, occupé à mordiller un crayon, réfléchissant à une rime ou à une figure de style, un carnet de notes sur les genoux. Sans se retourner, il énonça :
– Je sais que tu es là, ma puce. Tu es encore fâchée ?
– Lâche-moi, marmonna-t-elle d'une voix basse pour que la grossièreté du propos ne soit pas trop violente, mais suffisamment fort pour qu'il comprenne.
Et elle battit en retraite dans sa chambre.
Une demi-heure plus tard, elle l'entendit lui aussi faire sa toilette avant de se coucher. Puis il rôda un moment dans le couloir. Elle l'imaginait faisant semblant de chercher un livre sur les étagères, mais, en réalité, hésiter à venir lui dire bonne nuit comme tous les soirs. À la fin, il s'approcha de la porte de sa chambre et frappa.
– Quoi ? lui répondit-elle sur un ton volontairement excédé.
– Bonne nuit, Théo.
– Bonne nuit.
Il repartit d'un pas fatigué vers sa propre chambre.
Le cœur de Théo se serra un peu en considérant la peine qu'il devait avoir, puis elle repensa à la punition et de nouveau la colère prit toute la place dans ses sentiments.
Vivement ses dix-huit ans ! Il exagérait ! Il savait bien qu'elle n'avait pas grand-chose dans sa vie ! Pas de vraie copine, plus de mère. À part son jeu, rien ne l'intéressait et c'était justement ce qu'il décidait de lui enlever ? Quelle dureté ! Jamais elle ne lui reparlerait de toute sa vie. Et dès qu’elle aurait dix-huit ans elle se barrerait de cet appartement de merde !
Elle entendit les lumières s'éteindre et elle finit elle aussi par s'assoupir d'un coup, d'un sommeil sans rêve.
C’était Fennec des Sables, le chapitre 2 de TANAGA - 1 – Les écorcheurs
© Alice Quinn - tous droits réservés – 2016
J’ai voulu retrouver avec ce roman d’héroïc fantasy la joie de l’écriture de feuilletons, qui m’a toujours fascinée. J’espère que vous partagerez cette passion avec moi.
Dans un premier temps, 2 tomes seront donc ainsi déclinés chapitre par chapitre, gratuitement, en ligne, le temps qu’il faudra, à raison de 2 chapitres par semaine, les mercredis et les samedis, à 10 heures.
Si des fautes, des incohérences ou des coquilles se sont glissées ;-) à mon insu dans le texte, je vous serais reconnaissante de m’en informer.
D’autant plus que le roman ne sera publié et proposé à l’achat pas avant la mi-Août, je pourrai donc y apporter les corrections et améliorations nécessaires, grâce à vous.
Si vous désirez lire le roman dans sa continuité, vous avez la possibilité de l’acheter tout de suite en pré-commande. Vous le recevrez automatiquement dès sa publication le 27 juillet dans un format numérique.
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Illustration couverture par Alex Tuis
Graphisme couverture réalisée par Kouvertures.com
Vous avez écrit un livre : un roman, un essai, des poèmes… Il traine dans un tiroir.
Publiez-le sans frais, partagez-le, faites le lire et profitez des avis et des commentaires de lecteurs objectifs…
Pas mal l'astuce d'expliquer les règles par le biais du père ;)
Très vivant. Le Fennec des Sables et le père perdu dans ses poèmes sont des détails que j'adore.
Mais tes chapitres sont (ou ont l'air ?) courts !!!
Oh non, je ne souffre pas. Au contraire, je prends du plaisir à vous lire :-) C'est fluide, dynamique, et très vivant. Vivement la suite^^
@Mardje74, Oui, Marjorie, bien sûr, tu vas voir que les origines de la mère de Théo sont très importante, ainsi que son pseudo, Zerda... ça me fait plaisir de savoir que ton interêt est accroché par cet aspect...
@Yannick A. R. FRADIN, je sais que vous êtes un puriste, et malheureusement je crains que vous ne souffriez assez souvent en me lisant, puisque je privilégie fortement l'action, la vie, la rapidité de mon inspiration, du trait, le rythme du dialogue, souvent au détriment d'un certain soin à l'écriture!
Même si j'esaie de faire un maximum pour me soigner docteur. Bref, je n'y arrive pas toujours et quand je relis, je suis souvent prise moi-même par le récit et le côté formel m'échappe...
Grrr :-(
@Charles L., Merci Charles! ça me met du baume au coeur... ça m'a pris des années pour arriver à sortir ce côté vivant. Et je relis à haute voix en permanence. Je joue les dialogues, etc... C'est pourquoi j'ai honte d'écrire quand je ne suis pas seule à la maison... :-D
Super, c'est vivant; j'aimerais écrire comme cela !
Bonsoir. Je rejoins Mardje : on ressent bien l'ado en colère et le père inquiet, et encore je trouve que Théo réagit de manière plutôt soft. Une véritable addict aurait probablement protesté de manière encore plus démesurée. Cette discussion classique entre un parent et son enfant adolescent est tout à fait bien amenée, et j'attends la suite avec curiosité. NB : la seule chose qui m'a un peu gêné était la proximité trop immédiate de plongé et plongeait (deux premières phrases) mais j'ai pris un vrai plaisir à lire ce chapitre :-)
Hi hi hi ! Excellent, la description de l'ado en colère, Alice :)
Cela me rappelle quelques incroyables moments avec mon fils, de temps en temps :-o
J'adore le fait que son ascendance maternelle soit Touarègue. Est-ce que cela aura un rôle par la suite ?
Savais-tu que j'adore les Touaregs, ils me fascinent depuis + de 20 ans et j'ai commencé une série de romans sur ce peuple, qui attend d'être terminée depuis plus de 20 ans justement. Peut-être parce que mon grand-père a vécu au Sahara. Bon, foin des détails de ma vie.
Bravo pour cet extrait, je me demande comment va faire Théo pour arriver à jouer malgré tout ;)