En arrivant en cours, Lucas, le pitre de la classe, se fit remarquer en faisant l'idiot avec son voisin, ce qui lui occasionna une punition : s'asseoir à côté de Théo, qui affectionnait les places solitaires près de la fenêtre. Elle poussa un soupir de contrariété et écarta son sac à dos qu'elle avait étalé à la place vide.
C'est dans un état de confusion extrême que Théo abordait le cours de maths. La prof, madame Berdoin, avait déjà inscrit au tableau des problèmes à résoudre pour travailler une dernière fois, leur bac blanc qui aurait lieu bientôt.
Théo, démoralisée, lisait les sujets sans les comprendre.
Elle sortit une feuille double et sa trousse et écrivit avec application son nom en haut à gauche et la date à droite. Toujours ça d'accompli... De toute façon, elle ne pourrait guère faire mieux.
Tout se bousculait dans sa tête. Ses nouvelles résolutions, sa certitude de louper son bac blanc, la privation de son ordi qui l'attendait. Elle oscillait entre le désir de bien faire et le découragement qui l'incitait à rendre feuille blanche devant l'alignement de chiffres et de signes incompréhensibles qui s'étalaient devant elle.
Elle remplit tout de même, résignée, quelques lignes raturées de fonctions exponentielles.
Ayant fini son devoir bien avant les autres et pour cause, elle leva la tête.
Son regard erra d'abord à travers la fenêtre, puis vers le tableau et enfin, d'un air distrait, survola l'espace du bureau de la prof, où celle-ci, la tête baissée, corrigeait des copies.
Ce fut à ce moment que cela se produisit.
Par la suite, elle essaierait désespérément de retrouver un signal, un bruit, une odeur qui auraient pu être l'élément déclencheur (prémonitoire ?) du phénomène. Mais comme sur le moment elle n'avait pas su ce qui se passait exactement, elle n'avait pas mémorisé les petits détails.
Lentement, d'un air concentré, la prof releva la tête de ses dossiers, au moment même où un nuage voilait le rayon de soleil qui jusque-là s'attardait sur les feuilles. Elle croisa le regard de Théo et elle lui fit un gentil sourire. Pour l'encourager. En fermant un instant ses paupières avec bienveillance.
Et Théo le vit.
Lui, l’Écorcheur. Se superposant tout d'abord au visage de la prof, il finit par la remplacer tout à fait. Théo le reconnut immédiatement.
Les Écorcheurs, dans le Jeu, s'organisaient en cohortes structurées, menées par des chefs féroces. L'un d'eux, Yaraki, s'était souvent retrouvé en travers de la route de Théo.
Yaraki, le chef des Rampants.
C'était lui qui se tenait là, maintenant, à la place de sa prof de maths. Avec son casque à mandibules aux éclats laqués, duquel dépassait une longue chevelure noire, raide et brillante, qui semblait se soulever au ralenti à chacun de ses mouvements. Avec ses mains gantées d'acier et, surtout, avec son œil unique, immense, globuleux, perçant, dans son visage difforme, qui la fixait d'un regard haineux, brûlant et légèrement moqueur.
Détail répugnant, les paupières de son œil gauche avaient été cousues à gros fil d'une main malhabile et la cicatrice rougie laissait s'écouler un liquide purulent qui formait des croûtes jaunâtres au contact de l'air.
Un visage qu'on ne pouvait pas inventer, même dans le plus diabolique des cauchemars.
Yaraki avait pris possession de la prof de maths ?
Théo sursauta, effrayée, n'en croyant pas ses yeux.
Yaraki la dévisageait avec cruauté et, lentement, silencieusement, il entrouvrit l'orifice sans lèvres apparentes qui lui servait de bouche. Puis il se mit à articuler des mots à la suite les uns des autres et bien que n'émettant aucun son, le message fut très clair pour Théo :
– ON VOUS AURA TOUS !
Médusée, elle poussa du coude son voisin, soulagée de sentir qu'il était toujours là, ainsi que toute la classe, d'ailleurs.
– T'as vu la prof ?
– Ben quoi ?
– Tu vois pas ? Comment elle me regarde ? On dirait que c'est pas elle ?
– Lâche-moi avec tes délires. Elle est normale, toujours la même, Berdoin, quoi ?
– Pas du tout ! Elle a l'air malade, tu vois pas ?
– C'est toi qui es malade !
Berdoin se leva brusquement, courroucée par le comportement de Théo.
– Théodora ? Essayez de travailler un peu au lieu de parler. Allez ! Mais vous avez peut-être quelque chose à nous dire ?
Théo eut comme un vertige. Des points lumineux, rouges passaient devant elle. La tête lui tournait. L'espace d'un instant, elle crut avoir rêvé.
Berdoin était debout devant elle, semblable à ce qu'elle avait toujours été, une prof de maths tout ce qu'il pouvait y avoir de plus classique, sa coupe au carré régulière, sa peau très pâle, sa broche colorée sur son pull noir, son sourire encourageant. Bref, le quotidien.
Pourtant, elle savait avec certitude que malgré l'absurdité de la situation et son apparente invraisemblance, elle n'avait pas rêvé. La prof avait bien, durant un prompt interlude perçu par elle seule, changé d'aspect.
– Non, heu... Rien, m'dame.
– Vous avez fini ?
– Non.
La prof retourna à son bureau.
– Faut dormir la nuit, ma vieille, lui lança discrètement Lucas.
Théo se frotta les yeux pour mieux les écarquiller en fixant madame Berdoin, guettant le moindre changement dans sa physionomie.
Mais rien. Il ne se passait plus rien. Si ce n'est un léger agacement qu'on pouvait nettement lire sur son visage conciliant.
– Mais qu'est-ce qu'il y a, à la fin, Théodora ? Vous êtes malade ?
Cramoisie, Théo plongea le nez dans sa trousse en faisant mine d'y chercher un stylo. Toute la classe avait levé le nez des copies, d'un seul mouvement, pour la dévisager.
Puis tout reprit son cours habituel. Au bout d'un moment, la prof annonça :
– Ceux qui ont terminé posent leurs feuilles sur mon bureau et peuvent sortir.
Théo se leva d'un bond, posa sa feuille vaguement gribouillée sur le bord de la table de la prof et sortit en marmonnant un « au revoir » indistinct.
Juste avant de sortir, elle jeta un dernier regard par-dessus son épaule sur la prof et ce qu'elle vit alors l'épouvanta.
La prof de maths grimaçait brusquement de douleur, se tenant la tête à deux mains, balbutiant une suite de mots inintelligibles, sous le regard médusé de tous les élèves. À la suite de quoi, elle s'effondra de tout son long sur le sol, heurtant au passage deux chaises qui glissèrent et se renversèrent.
Les élèves poussèrent un cri et s'égaillèrent hors de la classe en glapissant de terreur.
Une fois dans le couloir, Théo s'appuya le dos contre le mur et ferma les yeux, épuisée comme si elle s'était battue contre une armée entière. Mais qu'est-ce qui lui arrivait ? Était-elle en train de basculer dans la folie ? Était-elle en proie à des hallucinations ? Qu'arrivait-il à la prof ? Que se passait-il ?
Elle assista sans réagir à la suite des événements : le proviseur qui se précipitait dans la classe suivi de son adjoint et de plusieurs membres de l'équipe administrative, qui demandaient si quelqu'un avait appelé le SAMU.
Blottie dans son coin, Théo se sentait invisible car personne ne lui prêtait attention.
Une équipe de pompiers entra en courant dans la classe avec une civière. Elle saisit des bribes de conversation.
– Tenter l'impossible... Rupture d'anévrisme...
Et elle assista, désemparée, au départ du corps de sa prof allongé sur le brancard.
Des larmes coulaient sur ses joues sans qu'elle puisse les retenir.
Elle se sentait coupable, sans pouvoir expliquer ce sentiment.
Elle se demandait quelle était exactement sa part de responsabilité dans ce qui arrivait à sa prof. Mais elle était sûre, en tout cas, d'en avoir une.
C’était Yaraki, le chapitre 4 de TANAGA - 1 – Les écorcheurs
© Alice Quinn - tous droits réservés – 2016
J’ai voulu retrouver avec ce roman d’héroïc fantasy la joie de l’écriture de feuilletons, qui m’a toujours fascinée. J’espère que vous partagerez cette passion avec moi.
Dans un premier temps, 2 tomes seront donc ainsi déclinés chapitre par chapitre, gratuitement, en ligne, le temps qu’il faudra, à raison de 2 chapitres par semaine, les mercredis et les samedis, à 10 heures.
Si des fautes, des incohérences ou des coquilles se sont glissées ;-) à mon insu dans le texte, je vous serais reconnaissante de m’en informer.
D’autant plus que le roman ne sera publié et proposé à l’achat pas avant la mi-Août, je pourrai donc y apporter les corrections et améliorations nécessaires, grâce à vous.
Si vous désirez lire le roman dans sa continuité, vous avez la possibilité de l’acheter tout de suite en pré-commande. Vous le recevrez automatiquement dès sa publication le 27 juillet dans un format numérique.
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Illustration couverture par Alex Tuis
Graphisme couverture réalisée par Kouvertures.com
Vous avez écrit un livre : un roman, un essai, des poèmes… Il traine dans un tiroir.
Publiez-le sans frais, partagez-le, faites le lire et profitez des avis et des commentaires de lecteurs objectifs…
@Mardje74, oui, Marjorie, tu as peut-être trouvé le bon truc, qui serait de lire 2 chapitres à la fois pour en avoir plus... ?
Yaraki a fait son entrée...
@Alice Quinn : Savoureux, ces chapitres 3 et 4. J'adore lorsque le virtuel se mêle à la réalité !
J'avoue que je suis un peu déroutée par cet Écorcheur qui semble avoir un pied dans le réel et en plus, être à l'origine de l'accident de la prof.
Très bien trouvé, merci Alice :)
@Amanda Castello
Merci Amanda, pour tes remarques...
à la fin du mois, les 8 premiers chapitres seront à lire en une seule traite
d'un seul tenant!!!
@Yannick A. R. FRADIN
Merci pour votre fidélité de lecteur!
à mercredi...
Je ne sais pas si je suis faite pour la technique feuilleton: c'est trop court. J'adore la capacité de rentrer dans les personnages d'Alice. Elle sait y faire. On s'y attache, on vibre, on voudrait intervenir... bravo. Mais que c'est frustrant de devoir attendre le prochain épisode... Lol!
Merci pour ce 4ème chapitre. J'ai bien aimé la description de Yaraki, il semble avoir un regard de tombeur :p Curieux de lire la suite. A mercredi :-)
@LAURENCE LABBE
(j'avais oublié d'écrire le @)
;-)
Merci Laurence!
la mayonnaise monte lentement... ;-)
Bravo ! un délice ! Très drôle au début, plus émouvant à la fin, une belle écriture fluide... Beau cadeau pour les lecteurs de Monbestseller !