(Oui, j'ai mis un titre en latin. Pas parce que "je me la pète" comme diraient mes enfants, mais pour mieux vous intriguer. J'espère que ça n'aura fait fuir personne.)
De temps en temps je feuillette un roman dans l'énorme bibliothèque héritée de mes parents libraires – je sais, je suis une petite veinarde ! Elle contient des centaines de trésors et quelques succès populaires que je n'ai pas forcément lus. Y partir en exploration, c'est ma petite madeleine de Proust : les souvenirs de jeunesse affluent.
Dans le dernier livre que j'ai ouvert au hasard, voici ce que j'ai lu :
"Si épuisée qu'elle fut, son désappointement était manifeste.
— Une fille, répéta-t-elle en un petit murmure las et déçu."
Et ça tombait très bien, parce que je voulais justement vous parler des répétitions.
Nous avons tous des mots-réflexe qui reviennent sournoisement sous nos doigts, qu'il s'agisse de ceux qui nous hantent (certains recourront fréquemment à des mots comme "menace" ou "humain", par exemple), de tics de discours ("surtout", "donc", "en effet"…), ou de petits éléments de construction syntaxique anodins comme "il", "qui", "et", etc, qui se glissent partout comme des furets.
De plus, les mots désignant quelque chose d'important au sein de l'intrigue auront tendance à revenir sans cesse, sauf effort de l'auteur pour leur trouver des synonymes ; effort que je vous recommande avec la dernière énergie.
(Remarque : il n'est pas question d'exhiber méthodiquement une ribambelle de variantes de chaque terme comme pour prouver votre culture, l'effet serait même négatif ; mais répéter sans cesse les mêmes mots laisserait l'impression malheureuse d'un vocabulaire très pauvre.
Moi, quand je suis en panne d'alternatives, j'utilise en ligne Sensagent synonymes, et j'en suis très satisfaite.)
Exemple de répétitions multiples :
L'homme se leva pour marcher vers le chemin qui passait devant lui et allait jusqu'à la maison. La lune qui se levait éclairait sa route. L'homme arriva devant la maison et leva le bras qui tenait la lanterne pour mieux s'éclairer.
Suggestion de réécriture :
L'homme se leva et marcha vers le chemin qui, devant lui, conduisait à la maison. La lune montante éclairait sa route. Parvenu devant la bâtisse, il dut brandir sa lanterne pour…
Et là, comme je l'avais évoqué dans le premier billet sur le thème "Ne pas trop en faire", il est intéressant de mettre à profit votre reformulation pour étoffer l'ambiance, améliorer le visuel. Par exemple :
"pour mieux distinguer les lézardes des vieux murs".
Vous remarquerez en outre que ce travail de réécriture vous a permis au passage de nettoyer et fluidifier le texte. Quand vous ne savez pas comment améliorer vos écrits, commencez donc par une petit chasse aux répétitions, le reste s'ensuivra.
Précisons que l'emploi récurrent de petits mots comme "et" ou "qui" peut être volontaire, pour accentuer un style familier ou enfantin. J'utilise ce procédé dans mon dernier Apéribook goût Thriller "Une nuit très noire". Extrait gratuit ici.
On peut aussi répéter volontairement des mots ou groupes de mots pour créer un effet de style.
Comme dans l'anaphore (en début de phrase) :
Il est très beau. Il est très beau et bien sûr, elles ne voient que lui.
Ou encore de cette manière :
Je m'approche du lit. Ce lit, j'y suis né. Je ne le vendrai jamais, le lit où je suis né et où ma mère est morte.
Mais là, je sors du sujet.
Le passage que j'ai cité en introduction en est une parfaite illustration. La première phrase nous expose que la jeune accouchée est épuisée et désappointée. Dont acte. Alors à quoi bon en remettre une couche dans la phrase suivante avec "las et déçu" ?
C'est redire exactement la même chose avec d'autres mots. Cette pratique s'appelle "tirer à la ligne".
La plupart du temps, elle est involontaire ; mais il fut une époque où des journalistes payés à la ligne, ou des auteurs auxquels un éditeur commandait un livre de x pages ou x mots, utilisaient cette astuce pour mieux boucler leurs fins de mois.
Comme vous n'êtes pas dans ce cas-là, abstenez-vous : au contraire, traquez les répétitions.
Non seulement elles alourdissent le style, mais en plus, vous auriez l'air d'asséner au lecteur des coups redoublés, comme pour bien lui faire entrer chaque élément dans la tête.
Or, on l'a vu précédemment, les lecteurs ont besoin qu'on leur suggère les choses, qu'on les laisse s'approprier l'histoire, pas qu'on leur administre chaque détail à la poire à lavements.
Écrire, c'est trouver l'équilibre entre :
– nourrir son lecteur (lui donner suffisamment de matière pour qu'il s'immerge bien dans l'histoire, y éprouve des sensations, des émotions)
– et le laisser respirer (c'est-à-dire ne pas trop en faire, comme je le conseillais dans mon billet du 22 avril à propos d'une erreur très proche : décrire trop précisément l'action ou les décors).
Autrement dit, c'est l'art d'en faire assez, mais pas trop.
Si épuisée qu'elle fut, son désappointement était manifeste.
— Une fille, répéta-t-elle en un petit murmure las et déçu.
doit déjà, dans un premier temps, devenir :
Si épuisée qu'elle fût (hé oui, c'est un subjonctif et non un passé simple), son désappointement était manifeste.
— Une fille, répéta-t-elle en un petit murmure.
Mais nous n'allons pas en rester là. Vous trouvez ça gracieux, vous, "répéta-t-elle en un petit murmure" ?
Non ! J'en étais sûre.
Déjà, on conseille d'éviter les longues incises dans les lignes de dialogue. Vous pouvez transgresser cette règle de temps en temps, si c'est utile à l'ambiance ou à la compréhension. Nous reviendrons sur ce sujet.
Ensuite, la musique des mots est primordiale. Et "répéta-t-elle en un petit murmure", rien à faire, c'est laid – et laborieux à prononcer même dans sa tête. (il faut préciser que l'auteur n'y est pour rien, il s'agit d'une traduction).
Donc, envisagez plutôt :
Si épuisée qu'elle fût, son désappointement était manifeste.
— Une fille, répéta-t-elle.
C'est déjà plus léger, mais "répéta-t-elle", même en oubliant la sonorité mitraillette, ça manque d'âme. On va plutôt écrire :
Si épuisée qu'elle fût, son désappointement était manifeste.
— Une fille, murmura-t-elle.
Là, on y est. Le lecteur sait ce qu'il doit savoir, l'atmosphère est posée, tout est fluide.
Bien sûr, on pourrait aussi appliquer la règle anti-incises. Voyons ce que ça donne, en n'oubliant pas d'ajouter des points de suspension pour compenser la brièveté de la phrase et mettre un peu d'émotion.
Si épuisée qu'elle fût, son désappointement était manifeste.
Elle murmura :
— Une fille…
C'est plus moderne, évidemment.
Mais attention, il faut songer à la nuance que l'on veut rendre, l'impression sur laquelle doit rester le lecteur avant de passer au paragraphe suivant. Et le sens du passage va dépendre de ce qui est placé en fin de phrase.
— Une fille, murmura-t-elle.
met l'accent sur l'épuisement de l'accouchée. Le lecteur entend résonner cette voix très faible et se prépare à un drame : la jeune mère va-t-elle succomber ?…
Elle murmura :
— Une fille…
met l'accent sur le fait que le nourrisson est une fille. C'est donc important. Est-ce que l'enfant sera rejetée par son père ?… Etc. Vous venez de créer un tout autre genre de suspense.
En dehors de cet aspect tactique, c'est une question de goûts, et l'une ou l'autre version peuvent convenir, à votre choix.
Parce que, attention encore : avant de penser à plaire aux lecteurs, il faut faire en sorte que le texte chante pour vous-même…
Pour finir, laissez-moi vous rassurer : le livre dont provient l'extrait pris comme exemple a été un gros best-seller. Bon, dans les années 1940 à 60. La lourdeur de la traduction passerait sans doute moins bien de nos jours.
Mes ami(e)s, à vos claviers et souvenez-vous : faites la chasse aux répétitions !
Son rôle, ses pouvoirs, ses excès, ses contretemps... Comment maîtriser l'usage de la virgule pour embellir vos écrits.
L'art d'écrire, c'est aussi savoir suggérer. Savoir couper utile, aller à l'essentiel de manière essentielle...
Le mieux est l'ennemi du bien dit l'adage. C'est particulièrement vrai en écriture !
Vous avez écrit un livre : un roman, un essai, des poèmes… Il traine dans un tiroir.
Publiez-le sans frais, partagez-le, faites le lire et profitez des avis et des commentaires de lecteurs objectifs…
@Letellier Patrick
Bonsoir Patrick, merci pour votre commentaire. De mon côté je désactive les correcteurs, qui ne sont jamais fiables à 100 % et n'acceptent aucune formule sortant de l'ordinaire, mais je reconnais qu'ils peuvent être très utiles. La lecture à haute voix me semble en effet indispensable.Un bravo tardif pour votre prix, et bon retour parmi nous !
Bien amicalement,
Elen
@Céline VAY
Chère Céline, là c'est moi qui rougis ! Quoique confuse, je suis reconnaissante de vos compliments, car nous autres auteurs avons toujours besoin d'encouragements, quel que soit l'âge et le statut.Cela me rend extrémement heureuse que vous ayez aimé à ce point Autant en emporte le chergui. Une suite est amorcée, j'espère pouvoir m'y remettre lorsque j'aurai fini Élie et l'Apocalypse.
Amitiés,
Elen
@VAY Céline
Très chère Céline, c'est moi qui vous remercie pour cet adorable commentaire. Je n'ai pas oublié votre avis, si sensible et coloré, à propos de "Autant en emporte le chergui". Au plaisir de vous lire dès que possible.
Amitiés,
Elen
@Ivan Zimmermann
Cher Ivan, je reviens en fait à mon tout premier avatar, mis en place par mon ancien éditeur sur une page auteur facebook désormais fermée. Aujourd'hui j'ai encore un œil d'aigle en matière de réécriture (surtout sur les manuscrits des autres : se relire soi-même, c'est toujours moins facile), mais dans la vraie vie il n'est plus tout à fait aussi clair... ;-)
Bien amicalement,
Elen
@Michel CANAL
En vérité, mon cher Michel, c'est assez représentatif de ce qu'il se passe sur tous les sites en cette ère de zapping et de survolage rapide des masses de contenus offerts. Ce n'en est pas moins dommage... Voilà longtemps que je travaille à la conception d'un système qui "récompense" l'implication des lecteurs sans pour autant favoriser les commentaires de complaisance. Rien n'est simple...
Mais je sors de mon sujet :-)
Amitiés,
Elen
Chère @Lydia Le Fur, bravo pour ce qui vous concerne, mais un rapide calcul statistique permet de démontrer (hélas) que le plus grand nombre d'auteurs (parmi eux ceux qui en tireraient enseignement et qui auraient grand intérêt à les lire) ne les lisent pas.
Il y a environ 1800 auteurs publiés sur mBS. Quand 18 ont mis un commentaire, ce qui est assez exceptionnel, c'est seulement 1% de la communauté des auteurs.
La bonne question serait de se demander : pourquoi ?
Les annonces ne sont-elles pas assez visibles ? Chacun a sa porte d'entrée sur le site, dont l'accès direct à son écrit sans passer par la page d'accueil.
Est-ce un manque de temps ? Un manque de curiosité ? Cela interpelle-t-il @monBestSeller ?
@Ivan Zimmermann
Bonjour Ivan et merci pour votre commentaire. Je me suis peut-être mal fait comprendre : ce que je préconise s'applique à la réécriture (étape des corrections) et non à l'écriture du premier jet. Il est important de ne pas "se prendre la tête" pendant la rédaction d'un premier jet, sinon effectivement cela coupe l'élan créatif. Ensuite, plusieurs relectures focalisées sur des aspects différents, dont une à voix haute, et une relecture générale de vérification permettent d'épouiller les imperfections sans trop de stress.
Amicalement,
Elen
@Lydia Le Fur
Merci Lydia. Voilà en effet un excellent exemple ! :-)
Bien amicalement,
Elen
@Elen Brig Koridwen
@Michel Canal
Ces articles, moi, je les lis ces articles. Avec répétitions. ;-)) Et avec plaisir. :-))
Bien amicalement
Lydia
@Michel CANAL
Cher Michel, vous me faites rougir ! Je considère comme normal d'aider et de partager.
Amitiés
Elen
Merci @Elen Brig Koridwen, quelle autre belle leçon de "bien écrire" ! Avis aux amateurs que nous sommes, nous avons du pain sur la planche.
Je n'ai pas eu la chance d'avoir bêta-lecteur ni bêta-lecteur-correcteur, alors j'ai compensé par un nombre impressionnant de relectures et de versions avant de penser que j'étais au point. Et lorsque ce fut le cas, chaque nouvelle relecture généra de nouvelles coupes, de nouvelles reformulations, sans doute une chasse aux répétitions. Dommage, je ne connaissais pas alors tous les conseils que nous a prodigués Elen dans ses billets. J'avais tant à apprendre !
Auteurs en herbe, rendons grâce à Elen Brig Koridwen pour tout ce qu'elle nous transmet si généreusement. Mais combien lisent les billets, les articles et les tribunes que monBestSeller met à notre disposition.
@Cher Jean-Christophe, merci pour le commentaire et pour les liens, qui intéresseront sûrement bien des auteurs.
Amitiés
Elen
La répétition est au texte ce que l'acarien est au matelas. L'auteur n'y prend pas garde dans le premier jet, en loupe des tonnes à la correction, et le lecteur y est allergique. D'où qu'il ne faille jamais se faire confiance pour la traque, mais utiliser des pièges (répétoscope - http://www.babelweb.be/babel.acgi$Spc_fr -, logiciel Repetition Detector - http://www.repetition-detector.com/?l=fr -, module adéquat d'Antidote ou de votre correcteur habituel, voire victime humaine consentante chargée de l'examen). Quant au nettoyage, à chacun d'utiliser sa méthode... PS: je me méfie de l'anaphore, on peut s'y embourber facilement...