Auteur
Du 10 mai 2019
au 10 mai 2019

« La mort viendra et elle aura tes yeux »

Parfois, certains titres de livres, certaines couvertures deviennent une obsession. On les achète, on se les fait offrir et l'on tourne autour d'eux comme autour d'un élixir. La peur d'être déçu, l'envie d'être transporté nous empêche de les ouvrir. Catarina Viti nous raconte leurs pouvoirs d'évocation. Un titre, un livre, un auteur : une association.

 Des phrases, des mots, réveillent parfois des fantômes qui dorment en nous.

Jeune étudiante, j’ai gardé un livre fermé à mes côtés pendant des mois avant de trouver la force de faire face à son titre : « La mort viendra et elle aura tes yeux ». Il s’agit d’un recueil de poèmes écrit par Cesare Pavese. 

C’est le souvenir qui est venu quand je me suis interrogée sur la manière de rédiger ce billet. J’ai su tout de suite qu’il ne répondait pas directement à la pensée de Cioran « Un livre doit remuer des plaies, etc. » ma pensée s’était attardée sur les premiers termes de la proposition de mBS : des phrases, des mots, réveillent parfois des fantômes qui dorment en nous. Qu’on les écrive ou qu’on les lise. Ces fantômes sont faussement oubliés dans une geôle de notre mémoire.

Des mois durant, je tripotai ce livre fané, trouvé chez un bouquiniste « Verrà la morte et avrà i tuoi occhi » sans me résoudre à l’ouvrir. 

« La mort viendra et elle aura tes yeux »

Que connaissais-je de la mort à dix-huit ans ? En fait, je ne l’avais véritablement rencontré qu’une seule fois. Je l’avais vu installer son théâtre dans une chambre « d’hôpital » puisque c’est ainsi qu’on appelait cet ancien couvent aux murs couverts de fresques lépreuses, aux portes arrachées, au mobilier absent. Une salle vaste, parcourue de gémissements. J’avais une dizaine d’années et, depuis le matin, après douze heures de conduite à tombeau ouvert, je me retrouvais au pied du lit de Guiseppe Orazzo, mon grand-père mourant.

Je suis restée à ses pieds, immobile. Le jour durant, et pendant toutes ces heures, nos regards ne se sont pas quittés un seul instant. « Catarina… » me disait-il parfois. Étonné, il fouillait dans mes yeux et ses filles chuchotaient qu’il voyait en moi sa défunte femme. Elles se signaient avec frénésie, essuyaient un pleur et redoublaient leurs prières.

La mort venait.

La mort napolitaine : grandiloquente, grandiose, folle, divinité païenne, sang, sperme, boue humaine. Celle-ci.

La mort venait mais de qui avait-elle les yeux ?

Je croyais la deviner dans ceux de mon grand-père mais lui, que voyait-il dans les miens ?

Vers la fin du jour, il me désigna la fenêtre béante « I topi », me dit-il d’une voix étrangement claire « vengono a notte mangiare i morti » (Les rats. Ils viennent la nuit manger les morts.) Les rats, en effet, s’amassaient sur les toitures voisines. Mon père prit les choses en main. Guiseppe Orazzo ne passerait pas une nuit de plus dans cette salle. Il irait mourir chez lui, dignement. Ce qui me reste de la voix de mon grand-père dit « Non mi sciuppate, ragazzi » (Ne m’abimez, pas les garçons.) au moment où le brancard cognait contre les murs ou l’embrasure d’une porte.

Jusqu’à ce que la portière de l’ambulance se referme, il ne me quitta pas des yeux.

J’ai revu mon grand-père deux jours plus tard, pour ses funérailles. Durant l’office interminable, ma mère fut prise d’un malaise et je l’accompagnai sur le parvis de l’église qui jouxte le cimetière. Le cercueil était entreposé dans une petite pièce. Rien à voir avec nos « plumiers » français. Mon père avait acheté ce qui se faisait de plus beau : une somptueuse caisse noire décorée de sculptures, rehaussée de décorations en argent. Des fleurs jonchaient le sol, à côté de tas d’ossements, principalement des os longs et des crânes. Une odeur sucrée, entêtante envahissait la « chapelle ardente » comme l’appelait ma mère. Antonio Mascola (Zio Tonino) nous avait rejointes. Lui non plus ne se sentait pas bien dans l’église. Il faut dire aussi que le curé était bizarre. « Quelle drôle d’odeur. Vous ne trouvez pas, zio Tonino ? » L’oncle avait commencé par renifler les fleurs mais nos regards convergeaient vers le cercueil. « Sarebbe lui ? » Ce serait lui ? émit-il. Emporté par le désir de savoir, il attrapa les deux croix d’argent fichées dans le bois et qui serviraient plus tard de vis pour fermer le cercueil. Il souleva le couvercle. Et nous sûmes. A quelques centimètres de moi se trouvait la charogne. Dans un sursaut de dégoût, juste avant que le couvercle se referme pour toujours, j’avais cru voir sur ses mains grouiller la vermine.

On construit sa vie avec les moyens du bord. Quelqu’un a dit de Cioran qu’il léchait ses plaies comme un chat fait sa toilette. Quant à moi, qui ne suis que moi, je n’ai jamais pensé avoir de plaies, je crois être seulement la demeure hantée de mon passé. 

« La mort a pour tous un regard"
La mort viendra et elle aura tes yeux.
Ce sera comme cesser un vice,
comme voir resurgir
au miroir un visage défunt,
comme écouter des lèvres closes.
Nous descendrons dans le gouffre, muets. »

Cesare Pavese

 

Cesare Pavese s’est suicidé dans une chambre d’hôtel de Turin, le 27 août 1950. Ce recueil de poésie était ouvert sur sa table de travail.

Catarina Viti

 

 

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Merci @bernadetteL.
@SuperMario, promis juré, je vous enverrai un texte plus guilleret. Je trouve très généreux de votre part de nous faire partager un souvenir si personnel, qui nous dit assez combien nos chers fantômes sont toujours bien vivants dans nos mémoires. Angelo et Giuseppe sont en nous, bien au chaud dans nos cœurs qu'ils ont si bellement remplis. A presto.

Publié le 14 Mai 2019

Je vois que moi aussi, j'ai laissé quelques coquilles...
Sorry, dear

Publié le 13 Mai 2019

C'est terrible. Tu me fais revivre des instants désagréables et tristes, les mis que mon grand-père, Angelo, a passés sur un lit d'hôpital. Les derniers mois de sa vie. Lui qui m'avait emmené sur le chemin des calanques, porté dans ses bras, qui m'avait confectionné table et chaise dans ces pinèdes, avec des rochers, des cailloux, sous un pin, pur que je puisse prendre mon goûter préparé par ma grand-mère. Un sandwich à la crème de marron par exemple. Lui qui m'avait emmené à mes premiers entraînements de foot. Avec qui j'avais vu la fameuse "partita del secolo" que tu connais si bien, en 1970. Et là, à 87 ans, il s'éteignait doucement, tristement, ne parlait quasiment plus.
Mais il avait ses yeux noirs, de vieux Toscan. Et il me scrutait, comme s'il voulait s'imprégner du visage de son unique petit-fils, qu'il avait tant aimé et qui devenait un homme, qui travaillait. Je ne savais que dire. Je le regardais, mais je n'arrivais pas à avoir la même intensité, j'étais trop gêné, trop triste, cette situation était déplaisante, déjà macabre, l'odeur, l'inexorable... J'avais 22 ans, plus du tout un gamin, je savais que chaque fois que je le voyais, c'était peut-être la dernière et je n'avais pas envie de me souvenir de lui ainsi. Je préfère cette photo du début des années 60 où il me porte dans ses bras, hilare, avec casquette sur la tête et manteau, car nous devions être en hiver et que même en hiver, mes grands-parents m'emmenaient promener dehors (l'avantage d'être à Marseille). Moi aussi je suis heureux dans les bras de pépé su cette photo. Mais ces yeux en juin 1980, ils m'ont transpercé et tu me les fais revoir. J'ai un peu froid dans le dos...
Mario

Publié le 13 Mai 2019

Une jolie promenade sur des nuages ou la vie et la littérature se jouxtent.

Publié le 13 Mai 2019

@Victoire Sentenac, @laurent tyron, @LAURENCE LABBE, @nasnas, @Hubert LETIERS.
Je vous remercie. En vérité, je ne sais que dire de plus.
Si, bien sûr : je vous remercie pour votre indulgence, car j'ai laissé ce texte dans son jus, avec ses coquilles, sa ponctuation "du cœur" et même une faute d'orthographe !
Avec mes amitiés. Catarina

Publié le 13 Mai 2019

@Catarina Viti
Je n’ai jamais lu Cesare Pavese. Mais c’est un bel hommage à sa poésie que vous lui rendez.
En réponse j’ai tout de suite pensé à ce poème de Charles Baudelaire parce que la mort entre en résonance avec vos premiers mots.

La mort des pauvres.

C'est la Mort qui console, hélas ! et qui fait vivre ;
C'est le but de la vie, et c'est le seul espoir
Qui, comme un élixir, nous monte et nous enivre,
Et nous donne le cœur de marcher jusqu'au soir ;

A travers la tempête, et la neige, et le givre,
C'est la clarté vibrante à notre horizon noir ;
C'est l'auberge fameuse inscrite sur le livre,
Où l'on pourra manger, et dormir, et s'asseoir ;

C'est un Ange qui tient dans ses doigts magnétiques
Le sommeil et le don des rêves extatiques,
Et qui refait le lit des gens pauvres et nus ;

C'est la gloire des Dieux, c'est le grenier mystique,
C'est la bourse du pauvre et sa patrie antique,
C'est le portique ouvert sur les Cieux inconnus !

Publié le 12 Mai 2019

Mais c'est superbe ! Quelle profondeur, quelle sensibilité, quel style !
Décidément, Catarina, vous voilà en train de tutoyer la cour des grands.
C'est tellement époustouflant qu'il n'y a pas grand chose à écrire derrière un tel texte.

Publié le 11 Mai 2019

@Catarina Viti
Un texte magnifique. Et très émouvant. Pavese, depuis que je l'ai lu, a toujours été l'un de mes écrivains favoris. Je ne connais pas ses poèmes (même si je connais le vers cité en titre de cet article, car il est très célèbre), mais j'ai lu et relu plusieurs fois son "Métier de vivre", qui m'a énormément marqué, et je garde un souvenir ébloui du "Bel été" et de "La Lune et les Feux". J'ai vu que vous avez publié ici plusieurs livres. Nul doute que je vais les lire.

Publié le 10 Mai 2019

Catarina, vous écrivez si bien! On dirait un début de nouvelle, ou un extrait de roman... Je me suis laissée porter par votre texte sans avoir pourtant l'intention d'y répondre... Mais il fallait quand même que je vous le dise ;-)

Publié le 10 Mai 2019