Vingt heures vingt fois le président l'a répété : nous sommes en guerre. Les hommes ont continué la boisson et au-dessus des bruits de verre trinquant une clameur familière rampait par-dessus la table : nous sommes en guerre. Les femmes ont emmené tout le couvert dans la cuisine par des sillons qui ne devaient pas rencontrer la vision de ces hommes face à la télé. Plus de travail, plus d'école, on l'a su tôt. Mais plus de bars ! « Comment va-t-on faire sans restaurant ? » demanda un homme qui n'avait jamais cuisiné. Le lendemain ils étaient chez le caviste, à faire des prévisions pour une cave déjà bondée qui empruntait la noblesse du bunker.
Dans la famille, donc, un oncle s'est aussitôt apeuré : mais, qu'allons-nous lire ? L'effroi s'immisça dans toutes les veines masculines. Il fût alors tout à fait primordial de s'organiser en amont pour que ce confinement soit tout à fait productif. Il fallait faire des listes, du rangement, s'organiser, étiqueter les ouvrages - l'heure était grave. Le doyen voulait absolument écrire au président de la République pour lui suggérer de rouvrir les librairies, qui sont a-bso-lu-ment nécessaires à la survie de l'Homme. « C'est une nourriture de l'âme que l'on nous ôte de la bouche ! » postillonna-t-il à table en tapant de son point après avoir menacé du doigt une cafetière de rouge vidée – déjà un peu aveugle, il avait pris de la chloroquine par précaution. Un homme sage, le doyen. « Il nous faut de la lecture ! ». « C'est un produit de première nécessité ! » rétorqua celui qui avait interdit à sa fille de sortir s'acheter des tampons.
Les pères, les oncles, les grands-pères, les fils, se sont levés de table après le café en laissant leurs tasses vides presque renversées comme dans une débâcle et, en rang, sont montés à l'étage. Après le couloir des chambres alignées, comme à la guerre, le saint dessein : la bibliothèque de famille. Qu'est-ce que l' « Histoire » aurait à apprendre aux « Hommes » dans cette tragédie nouvelle ? Le Décaméron, le Hussard sur le toit, les carnets du sous-sol de Dostoïevski, les Cahiers de prison de Gramsci, Oblomov de Gontcharov. Ils ne pensèrent pas à Jane Eyre.
Pendant ce temps-là, les femmes redécouvrirent la douleur des règles sans Antadys ou Nurofen, les cicatrices à vie sur le ventre par brûlures, les grands-mères qui avaient déjà vécu sans droit de vote furent insultées de nouveau pour être sorties voter, les femmes restèrent à la maison éduquer les enfants dans le silence des habitudes qui ne se voient pas, les filles arrêtèrent d'aller à l'école et à l'université, reprenant à rebrousse le chemin de la vallée de larmes de leurs aînées. On leur ferma encore l'accès aux bibliothèques dans un goût perdu qu'elles retrouvèrent. Ne pas sortir. Confinées, seule chose à faire. Les séquestrées retournèrent aux tâches ménagères, dans des maisons de nouveau en permanence envahies d'hommes à servir. Ils étaient en guerre, ils sirotaient le thé et les madeleines en songeant : et après ?
Et leurs hommes du haut de leur privilège se demandaient encore : quelle expérience humaine nous précède du confinement chez soi ? Dans un murmure couvrant le bruit de l'aspirateur de leurs femmes.
Mathilde Castanié
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