La foule attendait impatiemment dans la salle des pas perdus que le procès commence.
Lorsqu’on ouvrit les portes de la salle d’audience, tous se précipitèrent en espérant se retrouver au plus près du box des accusés afin de voir enfin quelle tête ils avaient réellement. Leur histoire avait fait couler beaucoup d’encre et ils s’étaient fait tant d’ennemis qu’il fallait bien des vitres blindées pour les soustraire aux éventuelles représailles.
Menottés et entourés de policiers en uniforme, les prévenus pénétrèrent dans la salle dans un silence de mort ! Pour sûr, ils avaient la tête de l’emploi !
À leur vue, ce qui frappa d’emblée l’assistance, c’est que les trois personnages n’étaient pas des perdreaux de l’année, loin s’en fallait.
Le premier, M. Ponctuation, avait le regard interrogatif, presque étonné de se retrouver ici. Son nez, d’un seul trait vertical avec un petit point en dessous, surmontait une bouche en forme de tiret long, de ceux qu’on utilise habituellement pour les dialogues. Un bouc, à la manière d’une virgule, ponctuait son menton.
Le deuxième, M. Grammaire, ressemblait à l’image que l’on se fait de vieux professeurs d’université au savoir encyclopédique. L’usure des temps se lisait sur son visage.
Le troisième, M. Style, était sapé comme jamais ! Borsalino, costume rayé, cravate serrée, brogues noires…
Quant à leurs complices, MM. Sémantique, Syntaxe et Étymologie, la police, hélas, les avait vu filer entre ses doigts. Étrangement, M. SMS comparaissait libre et, dit-on, risquait peu.
Enfin, l’autre caïd, M. Orthographe, avait été banni du pays depuis belle lurette et un usurpateur, M. Ortograf, avait pris sa place.
À leur tour, les membres du tribunal entrèrent, suivis des jurés. Ces derniers n’en menaient pas large, car ils avaient eux-mêmes été confrontés aux malfrats qui comparaissaient dans le box. C’est à peine s’ils osaient les regarder dans les yeux. N’importe qui, connaissant un tant soit peu le body language[2], aurait su que ces trois-là risquaient de prendre perpette.
— Accusés, levez-vous ! dit le président du tribunal.
Les trois malfaisants obtempérèrent : M. Ponctuation, toujours étonné d’être là, M. Grammaire, que le président s’évertuait à nommer « Gramaire », et M. Style, fier de lui, impeccable, certain qu’il ne pourrait jamais rien lui arriver de grave. Il en avait vu d’autres !
— Grammmmaire ! osa intervenir celui du milieu.
— Comment ? demanda le président.
— Gram… maire, insista-t-il. Avec deux « m », s’il vous plaît. Oh ! je sais bien que beaucoup l’orthographient avec un seul, désormais. Mais c’est écrit ainsi sur mon acte d’état civil. J’y tiens !
Le président sembla peu apprécier la chose, cependant, après avoir relu la fiche du prévenu, admit qu’il fallait bien appuyer sur le double « m » de son nom.
— Accusé Style, dit encore le président, vous êtes le chef de cette bande qui sévit depuis… Voyons…
— Depuis plusieurs siècles, lui glissa à l’oreille l’un des assesseurs.
— Ah oui ! Quand même ! On a eu bien du mal à vous arrêter, dites voir !
— Ça n’est pas faute d’avoir essayé, dit M. Ponctuation.
— Et encore ! ajouta M. Grammaire, en se tournant vers celui-ci, ce qu’on vous a fait à vous n’est rien. On vous oublie de temps en temps, on vous range à un mauvais endroit, rien de plus ! Si vous saviez comme par le passé, moi, j’ai été malmené ! Comme imparfait a été mon destin ! Les gens font de moins en moins d’accords avec moi ! Et je peux vous dire que s’il y a une injustice, c’est bien ma présence ici monsieur le président. Moi, j’ai toujours suivi les règles. Tout le monde ne peut pas en dire autant.
— Qu’est-ce que je pourrais dire, moi ! clama M. Style. Y a des jours, j’ai l’impression d’être invisible. Pourtant, c’est bien moi qui donne de la saveur aux phrases, non ? Qui leur donne leur originalité. Sans moi, ce serait comme manger un plat sans sel, sans épices, sans sucre. On a bien besoin d’enchanter nos papilles, non ? Alors, pourquoi ne pas enchanter nos phrases ?
— Enfin ! dit le président, il existe bien une raison pour laquelle vous êtes là, tous les trois. J’ai une liste longue comme le bras de réprimandes. Vous, accusé Style, on vous reproche d’être parfois ampoulé, d’autres fois trop classique ou même prétentieux ! Vous, accusé Ponctuation, on vous fait grief de déformer le sens des phrases.
— Ah ! pardon monsieur le président, c’est quand je ne suis pas là que les phrases perdent de leur sens !
— Vous, accusé Grammaire, je ne compte plus les plaintes contre vous. Les gens ne comprennent pas ! Trop de pages au Bled, au Bescherelle, au Grevisse ! Et les exceptions ! Il paraît que votre vice, c’est d’en glisser partout !
— Seulement celles qui confirment la règle, dit M. Grammaire.
— Ah ! Ne jouez pas sur les mots, l’ami. Vous savez bien que vous avez miné tous les terrains et qu’on ne compte plus vos victimes. Tiens ! par exemple, les homonymes ! Pourquoi les avoir inventés, hein ?
— Pourquoi ? Je ne sais pas, moi ! C’est que ça remonte à loin, cette histoire. M. Orthographe, banni par vous tous, saurait nous le dire. Mais ne croyez-vous pas que sans lui, c’est pire qu’avant ? On ne comprend plus ce qu’on lit dans leurs SMS de malheur.
Tous se tournèrent vers M. SMS qui n’en menait plus très large, désormais.
— En somme ! ce que vous me dites tous les trois, c’est que vous êtes innocents.
— Les vrais coupables, ils sont dans la salle, monsieur le président et vous pourrez facilement les inculper pour délit de paresse intellectuelle !
Sur ces dernières paroles, le président regarda l’assistance et, s’adressant aux policiers armés jusqu’aux dents, il lâcha :
– Les accusés sont relaxés ! Qu’on arrête immédiatement toute la salle ![3]
Par Alexis Arnaud
[1] Agatha Christie et ses descendants me pardonneront de parodier ce titre.
[2] Petit hommage à la langue maternelle de madame Agatha Christie dont nous parodions le titre comme déjà dit.
[3] L’auteur de ce texte était dans la salle, ce jour-là. Aujourd’hui, il est en liberté conditionnelle et fait appel à ses lecteurs : la délation étant l’œuvre des lâches, faites preuve de courage.
Vous avez écrit un livre : un roman, un essai, des poèmes… Il traine dans un tiroir.
Publiez-le sans frais, partagez-le, faites le lire et profitez des avis et des commentaires de lecteurs objectifs…
Merci à tous pour ces commentaires sympathiques et confraternels (entre vrais coupables).
AA
@Alexis Arnaud
J'étais dans la salle, moi aussi, ce jour là… Jugé coupable par seulement la moitié des jurés, je fus néanmoins condamné à un travail d'intérêt général, à savoir relire mon roman et tenter de me faire pardonner auprès de Monsieur Orthographe et de Madame Conjugaison. Je pense que c'est chose faite, mais je reste néanmoins toujours en sursis…
Merci pour ce trés bon moment passé en salle d'audience!
Bravo (!), voilà qui me fut fort divertissant ; et plein de vérité en plus.
Bonjour@Alexis Arnaud ne sont-ce pas des patronymes et non point des noms communs ? Je vous réitère mes félicitations pour votre participation à cet appel à l'écriture qui semble ne pas avoir d'amateurs et dont l'onglet tarde bien à se manifester ! Là, je prêche pour ma paroisse ;-) Je m'en vais de ce pas peaufiner mon nouveau "chef-d'œuvre" et, pour tout dire, à force de lire les différents débats, j'en aurais presque la chique coupée à poursuivre dans mon élan créatif ! Cordialement. Fanny
@Alexis Arnaud, une belle prestation traitant avec humour et talent de ce qui constitue la base de l'écriture. Cités dans l'ordre d'arrivée des prévenus, tous au masculin, en réalité : la ponctuation, la grammaire, le style, la sémantique, la syntaxe, l'étymologie, l'orthographe. Quel auteur sérieux pourrait prétendre s'en affranchir ? On notera que six sont du genre féminin, un seul du genre masculin.
Sans une ponctuation ordonnée, le sens des phrases est imprécis et leur lecture difficile. Oui, @suzie fong, elle est : « le souffle, la respiration, l'âme ou l'esprit d'un texte ».
La grammaire nous apprend que l'ordre des mots est très important dans une phrase. La connaissance des règles pour écrire et parler correctement était autrefois la matière principale dans l'apprentissage de la grammaire.
Son complément est la syntaxe qui définit, elle, les règles de composition de phrases à partir de mots. Mais pour bien utiliser des mots, il faut en connaître les différents sens. L'art de les étudier est la sémantique ; la science de leur origine est l'étymologie.
Pour parler de l'orthographe, qui désigne la manière d'écrire les mots correctement, c'est-à-dire sans faire de fautes, il faut rappeler que le premier dictionnaire de l'Académie française (qui ne concernait que les noms communs) a été publié en 1694. C’est seulement sous la Restauration que l’orthographe, devenue un signe de bonne éducation, s’imposa aux lettrés. Les instituteurs n’ayant vu le jour qu’en 1833 (loi Guizot) et l’Etat n’ayant rendu l’enseignement primaire laïque et obligatoire que dans les années 1880 (lois de 1881 instituant la gratuité absolue de l'enseignement primaire ; loi Jules Ferry de 1882 rendant l'enseignement laïque et obligatoire), on peut imaginer aisément que son assimilation ne se fit pas du jour au lendemain dans toutes les couches de la société.
Le style quant à lui, est la manière pour chacun, d'utiliser les moyens d'expression du langage : il pourra être fluide, élégant, obscur, ampoulé, burlesque… Il évolue avec le temps et l'expérience acquise. Il passerait par trois stades :
— Le « bien écrit » : l'auteur se préoccupe beaucoup de la forme, il applique ses connaissances à la lettre ; le risque est l'ennui par manque d'originalité.
— Le « mieux écrit » : l'auteur a pris connaissance que son "bien écrit" conduit à l'ennui ; il va rechercher à mieux se définir. « Le parfait est toujours un peu médiocre » disait Jules Renard.
— Puis viendra « l’écrit » : l'auteur a compris que le style d'écriture qui plaît, qui traduit au mieux sa pensée, ne peut être celui de tout le monde, c'est-à-dire de personne, mais celui qui sera au service de son histoire, qui sera sa signature, son empreinte.
Anatole France et Jules Renard disaient du style : « Le style est l'expression de la pensée. » ; « Le style n'est que l'ordre et le mouvement qu'on met dans ses pensées. »
Quant à Edmond et Jules de Goncourt, ils l'avaient ainsi défini : « Un mauvais style, c'est une pensée imparfaite. »
Pour ma part, j'applaudis à la relaxe des accusés.
Merci pour ce bon moment, Alexis Arnaud, et vous tous qui avez répondu par vos commentaires.
@Alexis Arnaud
Détrompez-vous, votre article sera dans la NEWSLETTER envoyé à plus de 130 000 personnes. Quant à l'onglet, il arrive, il ya un peu de division du travail chez nous..
@Alexis Arnaud GÉNIAL !
Bravo ! Vous avez su avec M. Style m'enchanter de vos phrases. Et bien que je ne sache pas toujours où glisser M. Virgule, j'ose user de M. Grammaire pour vous congratuler ; en espérant que M. Orthographe ne me fera pas défaut.
BAP de la part de M. SMS ;-))
Annie
Très amusant!
Joli texte, et aussi très amusant.
On ne saurait jamais trop se relire, c'est vrai... et, pour ce qui est de la ponctuation, je défends ardemment le point-virgule, ce signe de ponctuation trop peu usité !
Bonsoir@Alexis Arnaud quelles belles inspiration et imagination, Bravo ! Votre anthropomorphisme goûteux m'a enchantée. Savez-vous que vous m'avez donné la pétoche de finir dans le box des accusés aux vitres blindées ? Aussi, je m'en vais de ce pas envoyer un SMS à mon avocat des causes perdues. En attendant, je vais prendre le maquis dans quelques coins reculés de mes volcans (qui vous ont inspiré votre conte "La proie pour l'ombre"). Chut ! Je compte sur vous pour ne pas me dénoncer. Bonne soirée à vous, tandis que la mienne sera consacrée à faire mon baluchon. Cordialement. Fanny
Je suis si souvent en bagarre avec vos "accusés relaxés".
Un grand bravo pour l'originalité.