J’avais 13 ans, L’âge où il faut bouger, avancer, ne surtout pas s’éterniser. Pas le temps de s’arrêter, de regarder, d’apprécier. Chaque dimanche depuis déjà deux ans, je la croisais en allant puis en revenant de chez la grand-mère maternelle qui nous préparait son éternel rôti de bœuf. Pendant deux ans, je l’avais ignorée, snobée dirait-on aujourd’hui, sans jamais lui adresser le moindre regard ni même un petit sourire. On ne m’avait pas encore appris. Je ne savais pas voir, encore moins écouter ou sentir. Pourtant, il aurait suffi d’un petit rien , que quelqu’un me tienne la main pour que je la découvre enfin, car elle était là depuis la nuit des temps.
C’était le nord, le sud, l’est et l’ouest puisqu’elle était au centre de tout. J’aurais pu ainsi continuer à jouer les indifférents pendant des années si le lycée de Manosque n’avait pas décidé de se séparer de moi en fin de cinquième : « Indésirable à tous égards » qu’ils ont dit. Entre finir mes études avec un certificat en poche ou bien les poursuivre, mes parents ont vite choisi, et c’est ainsi que je me suis retrouvé pensionnaire à Aix-en-Provence, chez les bons Pères.
C’était le premier jeudi de la rentrée de septembre. La veille, on nous avait informé que quinze têtes blondes allaient faire une randonnée dans les environs, et j’étais de ceux-là. J’ai vu, en cet instant, briller les yeux de certains anciens, mais le secret devait être bien gardé jusqu’au lendemain.
Après un petit déjeuner aux aurores quelques parents bénévoles nous avaient amenés en voiture jusqu’au Tholonet puis, longeant la petite route serpentant au milieu des pins et des chênes, notre troupe surexcitée filait plein est en direction de Saint Antonin. A couvert, nous apercevions, de temps à autre, des pans de sa robe grise quand soudain, au détour du sentier, près d’un oratoire, je la vis, imposante et fière dans son écrin aux multiples nuances d’ocre, de vert et de bleu. Immense avec ses falaises vertigineuses éclairées par le soleil naissant. Elle me tendait la main. Elle me disait « viens, nous allons faire de belles choses ensemble. » A ses pieds, la garrigue tirait sa révérence en un hommage vibrant de mille senteurs et de mille oiseaux bavards, dérangés par notre intrusion.
Au fil des mois et des années, nous nous sommes vus souvent ; tout était prétexte pour venir la saluer. A chacune de nos rencontres, elle apparaissait toujours différente. Les matins de printemps, le simple frôlement des buissons bordant le sentier caillouteux me faisait découvrir de nouveaux parfums. Les soirs d’été, elle savait se parer de toute une palette de rose et de violet, tandis que les matins froids d’hiver, elle déployait son grand manteau couleur gris acier. De nuit, elle portait ses ombres discrètes pour que mes mains, mal assurées, retrouvent les bonnes prises. Comme toutes les grandes dames, elle savait se faire respecter. Ce n’était pas une fille facile. Elle ne se donnait pas à n’importe qui et plus d’un a pleuré quand il s’ agissait de franchir « le pas » du tracé noir.
Pendant près de vingt cinq ans je l’ai tant aimée, tant chérie. Jamais elle ne m’a déçu. Nous avons eu tellement de moments de joie, de bonheurs intenses, bien au-delà des mots, par la seule force des sens. Je l’ai pleurée aussi en cette soirée d’août 1989 quand, impuissant et désemparé, je l’ai vue prendre le deuil et s’habiller de noir pour de longues années.Alors oui ! j’ai maudit ces hommes, ces barbares inconscients et ignorants qui venaient de la défigurer à jamais.
Mais la vie est ainsi faite, il faut parfois quitter ceux que l’on aime. J’ai dû partir un jour, et pendant très longtemps je venais la revoir au moins deux fois par an. Je disais alors à la famille et aux amis qu’ils me manquaient. Auraient-ils compris que je venais aussi pour elle ? Dès la sortie de Salon de Provence, je la guettais, et dans le soir tombant, été comme hiver, elle m’apparaissait telle que je l’ avais quittée, et pourtant toujours différente.
Au fil de mes lectures, j’ai appris qu’un certain Paul, peintre de son état, en avait fait son portrait plus de quatre vingt fois, parce qu’un matin de septembre, il avait posé son chevalet près d’un petit oratoire au pied de cette Grande Dame qu’on nommait Sainte Victoire.
Vous avez écrit un livre : un roman, un essai, des poèmes… Il traine dans un tiroir.
Publiez-le sans frais, partagez-le, faites le lire et profitez des avis et des commentaires de lecteurs objectifs…
Merci @alainlafitte de cet émouvant témoignage sur notre belle Sainte Victoire.
En effet le terrible incendie de 89 a ravagé tout un pan de sa beauté mais la nature a depuis repris ses droits et cela accéléra la création du syndicat intercommunal où ma femme a travaillé quelques temps. Ce fût l’occasion de randonnées épiques jusqu’au sommet et de découverte des charmants villages qui la borde. Un lieu puissant et magique toujours renouvelé par les saisons, impressionnant nos cœurs et nos âmes et à chaque fois diffèrent et semblable comme les tableaux de Paul Cezanne.
@Alain Lafitte
Quel plaisir de la lire à travers vous !
Notre belle et majestueuse, notre repère depuis tant de points de vue. Et si 1989 a meurtri nos coeurs, c'est plus belle et plus verte qu'elle réussit à renaître.
Vous m'avez fait revivre des souvenirs de tous mes âges, des chasses au trésor, des ascensions essouflantes, des vertiges sous la croix, des palettes de couleurs qui n'existent que sur elle et encore des saluts de loin depuis la route, à chaque fois.
Votre plume est un bel hommage.
@Alain Lafitte
Au cimetière d’Aix-en-Provence, j’ai cherché un jour la tombe de Paul Cézanne. J’ai fini par la trouver. Devant sa tombe un petit panneau avec cet extrait très sobre : "Je vais au paysage tous les jours. Les motifs sont beaux et je passe aussi mes journées plus agréablement qu’autre part". La passion que Cézanne a mise dans sa peinture, vous, vous l’avez mis dans l’écriture de ce superbe cri d’amour !
La Sainte... ceux qui l'ont rencontrée ne l'oublient jamais. Je me permets cher Alain, de vous dédier cette phrase, court passage d'un texte sur lequel je me dois de travailler encore beaucoup.
"Je ne dis rien.
Et soudain, la Sainte-Victoire apparut dans le lointain. Blanche, resplendissante, irréelle. Un instant, je crus la voir telle qu’elle s’était construite dans l’esprit de Paul Cézanne. La Sainte que le peintre avait essayé en vain de clouer sur la toile était devant mes yeux. À mon tour je la voyais dans toute la splendeur de son insaisissable miracle. "
Merci pour cette rencontre qui me bouleverse.