Interview
Le 14 sep 2023

Interview croisée Colette Frère – Antony Erb

Après avoir échangé des commentaires sur mBS, les deux auteurs ont décidé de se contacter, et de leurs échanges sur les ressorts sous-jacents animant leurs personnages est né le désir de mieux se connaître. Le même questionnement se retrouve au cœur de leurs romans respectifs : Peut-on échapper à ce qui est "écrit" ? Tous les rebondissements sont-ils possibles ?
Interview croisée Colette Frère – Antony Erb

 

 

Lorsque Antony Erb a commencé à lire "Une vie particulière" de Colette Frère, il s’est écrié "Cette romancière est bluffante ! avec sa lame aiguisée, si fine qu'en tranchant les corps, la vie apparait plus encore...".

 

Et lorsque Colette Frère a, à son tour, découvert le roman d’Antony Erb "L’œuvre de Dieu, la part des gênes" elle y a vu "les femmes jaillir, magiciennes du courage, du rêve et des renoncements".

 

Dans "Une vie particulière", le personnage principal, Luca, dont le père, Italien, est mineur en Belgique, va réussir à s’extraire de son milieu social mais en payant un prix élevé. Il est, au moins pour une part, maitre de son destin.

Dans "L’œuvre de Dieu, la part des gènes", Palmova, bachelière en 1928 et femme d’un riche héritier, ne parvient pas, malgré ses efforts, à hisser ses enfants au sommet de la hiérarchie sociale. Un de ses enfants va au contraire se livrer à ses penchants d’un sadisme effrayant.

 

C’est en constatant l’opposition de leurs visions que Colette Frère et Antony Erb ont pensé à les confronter.

Ainsi est née l’idée d’une interview croisée.

 

Antony : Luca, le personnage principal d’ "Une vie particulière", est fils d’immigrés italiens. Le père est mineur en Belgique. Quelles sont les barrières les plus gênantes de votre point de vue pour s’extraire de sa condition  ?

Colette : La culpabilité sans doute. Réussir est souvent, dans ces conditions, ressenti comme une trahison au niveau de l’inconscient. Luca est pris entre l’échec de ses parents, surtout celui de sa mère, Donna Bella, et l’injonction de s’élever dans la hiérarchie sociale pour "réparer" leur vie.  Mais "réparer", c’est accepter d’être autre. De ne plus appartenir.

 

Colette : Palmova, le personnage principal de "L’œuvre de Dieu, la part des gènes", et dont les ambitions sont contrariées par son père, œuvre pour la réussite de ses enfants sans y parvenir. Elle a beau mettre Dieu et le savoir de son côté, elle échoue, pourquoi ?

Antony : c’est une véritable énigme à laquelle Palmova a été confrontée sa vie durant. Elle a beau miser sur Dieu, les gènes et le savoir, elle échoue. La réalité c’est que les gènes gouvernent selon des lois capricieuses. Ils font des sauts de génération. Aucun de ses enfants ne semble avoir hérité de son talent.

 

Antony : D’une certaine manière, Luca se sort de sa condition, mais il y a un prix à payer. En particulier avec Pierre-Henry. Votre roman accrédite-t-il la thèse selon laquelle, finalement, on ne s’extrait jamais totalement ?

Colette : Tout à fait.  La réussite se fait en référence à la différence. Aujourd’hui, il est courant de se vanter d’être d’origine modeste, mais cela reste en lien avec cette partie de soi qui n’appartient pas.  C’est la « faille » fort bien décrite par Anne Ernaux.  Et Luca paiera un lourd tribut. D’autant qu’il s’est immiscé dans le mirage de l’ascension sociale : la presse, le cinéma, la haute bourgeoisie…

 

https://www.monbestseller.com/manuscrit/18872-une-vie-particuliere

Colette : Dans "L’œuvre de Dieu, la part des gènes", le destin semble échapper aux humains. Vouliez-vous montrer que ça n’est pas à ce niveau que ça se joue ?

Antony : Palmova mise sur l’éducation et l’enseignement, sans parvenir à inoculer l’envie de savoir à ses rejetons. Les gènes gouvernent les destinées. Plus tard, Al, son petit-fils, en fait l’amère découverte. Il conclura, à travers sa lecture de Proust, que le libre arbitre est une vue de l’esprit.

 

Antony : Une anecdote, en apparence, est révélatrice. Lors de la visite d’Ettore Scola, Luca n’est pas invité à l’ambassade d’Italie. Pourquoi une déconvenue sans conséquence prend-elle tant d’importance ?

Colette :   C’est effectivement très banal. Mais Luca regarde cet évènement à travers le prisme de son histoire. Il perd de vue les faits pour s’accrocher à son interprétation :  il n’est pas invité parce qu’il n’appartient pas à la classe des privilégiés. Même au sein de l’ambassade d’Italie.  C’est une intensification de son conflit intérieur.

 

https://www.monbestseller.com/manuscrit/19012-loeuvre-de-dieu-la-part-des-genes

Colette : Dans "L’œuvre de Dieu, la part des gènes", on dirait que les évènements accélèrent ou ralentissent les choses, mais ne changent pas le cours de l’histoire. Est-ce exact ?

Antony : oui, la marge de manœuvre de l’être humain est étroite. Il me vient une image : naitre, c’est comme être jeté à la mer dans une petite barque ou dans un paquebot de luxe. Dans un cas vous avez des facilités à faire face aux aléas de la vie, dans l’autre vos chances sont minces. Il faut des efforts colossaux et de la chance pour se sortir de sa condition.

 

Antony : Finalement, là où Luca a échoué, son fils Laurent a réussi. Il va faire partie de la grande bourgeoisie. Pour Luca le prix à payer est élevé. Là encore, est-ce un message que vous vouliez faire passer ?

Colette :  Gravir les échelons a toujours un prix. C’est renoncer à une vie «  émotionnellement confortable », mais cela donne d’autres satisfactions. Laurent est clairement encore écartelé, mais son père a fait une partie du chemin, donc il ose.  Il vainc sa peur. Pas totalement, mais il avance. Il joue le jeu.

 

Colette : Finalement, là où Palmova a échoué, son petit-fils Al semble en mesure de porter le flambeau. Est-ce un message que vous vouliez faire passer ?

Antony : En effet, les facéties des gènes ont donné à Al une énergie et des qualités qui malgré les obstacles vont lui permettre de faire face aux mauvais traitements. Palmova ne le saura jamais, mais tout ce qu’elle espérait se produit à deux générations de distance.

 

Antony : Contrairement à mon roman où l’inné et l’acquis s’opposent, dans le votre, ils semblent se mélanger. Les gènes sont portés par les circonstances, ballotés au gré des familles. Dit autrement, dans "Une vie particulière" les familles sont à la manœuvre tandis que dans "L’œuvre de Dieu, la part des gènes", ce sont les gènes. Est-ce exact ?

Colette :  Oui, je crois que l’inné et l’acquis se mélangent, que les deux forment notre vision du monde. Comme des lunettes inclassables que nous porterions en permanence. 

 

Antony : là où les obstacles ne sont pas insurmontables, Palmova ne parvient pas à orienter le destin  de sa progéniture et là où la vie semble s’acharner sur Al, avec des pronostics faibles de s’en sortir, il va nous surprendre. Il aurait dû finir délinquant, meurtrier ou fou aliéné ; finalement, c’est un autre destin qui l’attend.

 

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Merci Michèle! Toujours heureuse de vous lire, Colette

Publié le 15 Septembre 2023

@Zoé Florent
Merci Michèle de votre franchise.
Les apparences peuvent être trompeuses et la poésie se cacher derrière les chiffres.
Merci de votre commentaire sur notre interview croisée avec Colette. Au plaisir d'échanger.

Publié le 15 Septembre 2023

@mBS Est-ce si important ;-) ? Merci quand même !
PS : et si je puis me permettre un avis, je trouve cette formule plus attrayante, plus vivante...

Publié le 15 Septembre 2023
mBS

@Zoé Florent. Il ne s'agit pas d'une nouvelle rubrique, mais d'une proposition spontanée des deux auteurs sous cette forme.
La seule rubrique de référence reste "Face à face d'auteurs", actuellement en sommeil, mais justement en cours de réactivation.

Publié le 15 Septembre 2023

Chère @Colette Frère, c'est avec grand plaisir que je vous retrouve à l'occasion de ce délicieux "face à face", ancienne appellation de cette nouvelle rubrique "interviews croisées" ; que par la même occasion, je reviens sur un prejugé né d'un blocage sur "l'approche quantitative de la littérature", tribune signée Antony Erb.
J'aime quand le hasard des rencontres permet de remettre en cause les a priori. Aussi dis-je à très bientôt à votre compagnon de tribune.
Merci à vous deux pour cet échange intelligent, riche, subtil, et bonne soirée,
Michèle

Publié le 14 Septembre 2023