Interview
Le 29 nov 2023

Tribunes mBS - "Parler ou écrire dans « la langue de Molière", cette expression a-t-elle le sens qu’on lui attribue généralement ?

Si c’est juste pour dire que nous parlons le français, peut-être, mais la langue de Molière était-elle celle de son époque ? Elle n’est assurément pas celle de la nôtre. Quelques minutes de méditation avec Gabriel Schmitt.
Parler ou écrire dans « la langue de Molière » - Tribune monBestSeller

La langue commune n’est pas la langue littéraire. Pourtant, l’une ne va pas sans l’autre.

Le débat sur le déclin de la langue française n’est pas nouveau. Qui n’a pas lu ou entendu dans les médias des expressions du type « il écorche la langue de Molière » ? Expressions qui suggèrent que Molière utilisait la même langue qu’aujourd’hui. Il n’y a pas si longtemps, j’ai pu lire le fascicule d’un groupe de linguistes de France, de Suisse, de Belgique et du Canada mettant en cause quelques idées reçues sur l’état du français*. Ils confirmaient que Molière ne parlait pas la langue d’aujourd’hui et ils s’entendaient sur le fait qu’il n’était pas non plus un puriste. Moi, ça m’a rassuré, pas vous ?

Les linguistes proposaient, plutôt qu’invoquer Molière, d’en découvrir sa langue, comme on aborde une langue étrangère pour en saisir son fonctionnement et comprendre ce qu’elle a à nous dire. Cette approche me convient particulièrement : je suis Suisse et je côtoie quotidiennement trois langues : l’italien que je tiens de mon père dont les ancêtres immigrèrent de Vénétie pour s’installer au Tessin, le français que je tiens de ma mère dont les ancêtres habitaient une partie du territoire Helvète, l’allemand parce que c’est ma langue de travail (j’habite en Suisse alémanique).

Faut-il rappeler que « Le français n’appartient pas à un territoire, qu’il s’est d’abord transmis en Europe sur les territoires de l’actuelle France, de Wallonie et de Suisse romande. Le français n’a jamais été homogène, les Français sont des francophones comme les autres, (considérant que la France est un pays plurilingue, Alsacien, Basque, Breton, Catalan, Corse, Occitan, Créole) » ?

Faut-il rappeler que si l’orthographe est l’écriture correcte de la langue, et il importe de la respecter, « le français n’a pas une orthographe parfaite, qu’elle n’est pas toujours logique, ni étymologique » ? Elle est issue d’une succession d’ajustements. Le français n’est pas une langue qui s’use chaque jour, le français évolue, il n’est pas figé, alors pourquoi ne pas croire que, comme toutes les langues qui ont le sens pratique, il emprunte pour s’enrichir ?

Il est cependant indéniable que la maîtrise de l’orthographe régresse. C’est son enseignement qui doit être mis en cause : diminution régulière du nombre d’heures consacrées à l’orthographe, méthodes inadaptées (trop de dictées par exemple), « on n’apprend pas en faisant apparaître des fautes, on apprend en montrant des règles ».

L’italien m’enchante par sa musicalité, l’allemand m’impressionne par sa précision, mais il n’y a qu’une langue pour me tenir en joie : le français. C’est pour moi la langue littéraire par excellence. Elle a une puissance d’expressivité qui toujours m’enthousiasme. Elle est capable, entre autres, de déployer tous les aspects d’un songe, d’une sensation, d’une humeur mélancolique. La langue littéraire s’écarte de la langue commune par un ensemble d’usages hétérogènes qui en font toute sa beauté. C’est par la combinatoire des mots qu’elle suggère les émotions, qu’elle illumine un paysage, par l’utilisation de la ponctuation qu’elle donne un rythme, un souffle. Quant au style, il n’est pas propre à l’écriture, on trouve des styles variés dans la langue parlée. Le style est individuel, il est formé par des expériences personnelles, c’est la part subjective qui n’implique pas nécessairement une appartenance à la littérature.

La langue littéraire s’empare du lexique de la langue commune pour créer le beau et, en retour, constitue un modèle dont la langue commune peut s’inspirer. L’écrivain est l’agent de liaison, il est le garant du bel et du bon usage de la langue. Affirmer cela nous force à faire preuve d’humilité devant l’énorme difficulté de la tâche. Il y faut beaucoup de travail et une bonne dose de talent. N’est pas écrivain qui veut. C’est pour cela qu’il est du devoir de chaque pays de mettre en place une politique culturelle et un système éducatif pour soutenir sa langue, pour que les écrivains continuent de nous « inviter au voyage » car « là, tout n’est qu’ordre et beauté ».

 

Gabriel Schmitt

* Je me réfère au fascicule « Le français va très bien, merci », (Les linguistes atterrées), - Editions Tracts Gallimard

Osez (re)lire Molière – 25 extraits pour se tordre de rire, (Claude Bourqui et Marc Escola) – Librio Flammarion-

 

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@tous&toutes (il faut dire comme ça pour ne pas se faire pourrir) : les linguistes atterrés et atterrées (j'ai vu beaucoup de femmes) m'atterrent. L'art d'enfoncer les portes qu'il suffirait de gentiment pousser n'est pas perdu, loin de là. Et je précise que je suis linguiste d'origine; et que ces dames n'ont sans doute jamais lu (par exemple), le rapport sur les langues de France, de Bernard Cerquiglini :
https://www.axl.cefan.ulaval.ca/francophonie/Rapport-Cerquiglini-1999.htm
https://www.vie-publique.fr/rapport/24941-les-langues-de-france-rapport-au-ministre-de-leducation-nationale-de

Publié le 30 Novembre 2023

Belle plaidoirie, @Gabriel Schmitt, pour la défense de la langue française... qu'elle soit langue dite de Molière, commune ou littéraire. Analyse d'autant plus intéressante que vous êtes Suisse côtoyant les trois langues d'influence limitrophe.
Il est vrai qu'elle a évolué, et que même à l'époque de Molière elle n'était pas le fait de tout le monde. Il faut se rappeler que par l'Ordonnance de Villers-Cotterêts (1539), François 1er avait déjà imposé la normalisation linguistique du français, langue de la cour de France, comme langue administrative, au détriment du latin et des langues régionales (déjà amorcée par les notaires royaux). Elle s'imposait ainsi aux actes de justice et aux actes paroissiaux.
J'ai pu constater, admiratif, à travers les recherches généalogiques, que le remplacement du vieux curé d'une paroisse rurale de l'ancien comté de Foix par un jeune prêtre lettré apportait une évolution notable à la fois dans l'écriture soignée, la présentation et le détail des actes dès le début du XVIIe siècle, comme s'ils eussent été écrits au XXe à la plume sergent-major.
Il ne faut pas perdre de vue aussi :
— Que le premier dictionnaire de langue française définissant les mots et les choses, destiné à l'homme de goût et de raison, a été publié en 1680 (l'oeuvre de Pierre Richelet), et celui de l'Académie française (lequel ne concernait que les noms communs), en 1694.
— Que le français était essentiellement la langue de la cour de France, de la moitié Nord de la France, des élites et des écrivains.
— Que la population française dans son ensemble parlait plutôt les langues régionales.
— Que c'est seulement sous la Restauration que l'orthographe, devenue un signe de bonne éducation, s'imposa aux lettrés. Les instituteurs n'ont vu le jour qu'en 1833 (loi Guizot). Puis l'État n'a rendu l'enseignement primaire, laïque et obligatoire que dans les années 1880 (lois Jules Ferry).
On l'imagine aisément, l'évolution de la pratique a été très longue. Et les XXe et XXIe siècles ont apporté de nombreuses réformes, ou tentatives (comme l'écriture inclusive par exemple).
Merci pour ce partage, Gabriel Schmitt, qui ouvre un débat passionnant. MC

Publié le 29 Novembre 2023