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Le 06 déc 2023

Les Classiques et moi : Proust et moi. Par Daniel Clément

Lire Proust ou relire Proust. Au cas où cela vous aurait échappé, cette année est le centenaire Proust. Par où commencer la Recherche ? Faut-il lire en premier « Du côté de chez Swann » ? Qui a lu Proust vraiment, en entier ? Quels conseils de lecture pour aborder Proust ? C’est Daniel Clément qui répond à toutes ses questions en partageant son amour-passion pour un des plus grands écrivains français… mais certainement moins lu aujourd’hui que Guillaume Musso dans le monde, ou Mélissa Da Costa en France. Cet article renversera-t-il la tendance  ?
Proust et moi. Par Daniel Clément. Tribunes Les Classiques et moi sur monBestSeller

 

J’ai lu deux fois « La recherche du temps perdu », à quarante-cinq ans d’intervalle. Entre-temps j’ai dévoré la « Correspondance de Marcel Proust » (éditions Plon) — séduit par le commentaire élogieux de François Truffaut sur cette correspondance, Truffaut, l’homme qui aimait les livres et les Lettres autant que les femmes, ce qui n’est pas peu dire... j’ai également lu, vu, nombre de textes, films, spectacles et documentaires sur l’auteur et son œuvre. Je suis proustophile sans être un spécialiste de Proust, pas un érudit, un amateur quoi, dans le bon sens du terme, enfin je pense...

Je n’ai pas commencé par le tome 1 de « La recherche », « Du côté de chez Swann » mais avec « Albertine disparue » — l’avant-dernier tome. À cette époque-là, je travaillais dans une agence de quartier, en périphérie de Reims, située sur une petite place où on trouvait aussi un bureau de poste, une épicerie et un tabac-presse. C’est là que j’ai déniché l’exemplaire d’ « “Albertine”, une édition du “Livre de Poche” coincée entre le dernier SAS et la collection Harlequin ; c’est la couverture qui m’a attiré l’œil, un collage sépia des manuscrits de Proust et une photo de l’écrivain où on le voit déjà âgé, vêtu d’un long manteau et d’un chapeau, tous deux de couleur noire ; il est assis sur un fauteuil en osier ou en rotin, pensif, le menton dans la main.

Dès la deuxième phrase j’ai griffonné sur le bouquin — qui n’était déjà pas de première jeunesse —, happé par le style de l’écrivain, la structure, la richesse, la complexité de sa phrase et surtout, surtout, abasourdi par le fait que l’auteur, grand bourgeois né au 19e siècle, snob au comportement de courtisan, égocentrique, fils d’une juive richissime, homosexuel, ait traduit en quelques mots simples – rien d’hermétique ni d’abscons dans le vocabulaire proustien, que ceux qui ne l’ont jamais lu le sachent – avec une acuité, une justesse implacables mon état d’esprit du moment ; moi, jeune homme de modeste extraction, de la catégorie des autodidactes honteux, banquier débutant pas encore atteint par le virus de l’ambition professionnelle, mais déjà dévoré par l’amour des femmes, je me retrouvais en harmonie, en proximité affective, en totale sympathie avec un type mort soixante ans plus tôt et ayant vécu à des années-lumière de mon monde. Éblouissement, révélation, jouissance, délectation, j’ai lu ce bouquin dans un état second puis, une fois “Albertine” avalée, j’ai poursuivi la lecture dans l’ordre cette fois-ci, et passé des heures et des heures à lire tout Proust.

À la deuxième lecture de “La recherche”, presque un demi-siècle plus tard, mais comme si c’était hier, le même plaisir, la même gourmandise, comme celle de se resservir le lendemain un délicieux plat d’hiver — Françoise, la domestique de la famille du narrateur, dirait qu’un bon plat en sauce est toujours meilleur le lendemain — et toujours le même éblouissement à la lecture d’“Albertine”, sans conteste mon texte préféré. “Albertine disparue” ode sublime et douloureuse aux affres de la jalousie, radiographie étincelante des tourments du désir amoureux. Lisez ceci : “Et sans doute, nous avons tort de croire que l’accomplissement de notre désir soit peu de choses, puisque, dès que nous croyons qu’il peut ne pas l’être, nous y tenons de nouveau, et ne trouvons qu’il ne valait pas la peine de le poursuivre que quand nous sommes bien sûr de ne le manquer pas”... comme disait Schopenhauer “Accrochez-vous au manche du pinceau je retire l’échelle”.

L’œuvre de Proust a souvent été comparée à une cathédrale, et moi qui, bien que non-croyant (mais ancien enfant de chœur tout de même, ça peut compter au cas où, on ne sait jamais...) moi, donc, qui suis immanquablement saisi par la beauté des lieux à chaque fois que j’en visite une, je ne peux que souligner la justesse de cette analogie. Les lieux, les monuments, les pays, leurs noms sont omniprésents dans “La recherche”, trop au goût de certains qui jugent la place faite aux descriptions un brin envahissantes. Je n’ai aucune envie d’en débattre ici, ce qui m’arrange bien, m’évitant le ridicule de verser dans l’ultracrépidarianisme. Celui qui en parle le mieux — plus passionné que spécialiste comme il se décrit — est probablement l’écrivain Claude Simon, dans son texte “Quatre conférences — Le poisson-cathédrale”, quand il écrit que chez Proust la description, loin d’être “statique”, travaille, agit et illustre le “fait littéraire”, c’est-à-dire “le transfert d’un objet de sa perception habituelle dans la sphère d’une nouvelle perception”.

Pour conclure, impossible de parler de Proust sans parler de sa vie, sa vie d’enfant bouleversée à l’âge de neuf ans après l’apparition d’effroyables crises d’asthme qui l’oppresseront jusqu’à sa mort, sa vie de jeune adulte où il mène une existence futile, inutile, courant les salons mondains, dépensant des fortunes pour s’attirer les bonnes grâces d’aristocrates qui le fascinent et enfin sa vie d’écrivain où de 1905 à 1922, cloîtré dans sa chambre, secoué de spasmes et de toux, frigorifié en permanence il va accomplir au prix d’efforts surhumains son grand œuvre : sa chambre entière est couverte de feuillets écrits fiévreusement jour et nuit ; comme l’écrit Stefan Zweig dans son formidable livre de portraits “Hommes et destins” : “Sans cesse Marcel Proust, ce pauvre morceau d’humanité fiévreux, poursuit son déclin, sans cesse la vaste œuvre, le roman ou plutôt le cycle À la recherche du temps perdu croît et s’amplifie”.

Proust a été maintes fois photographié, mais la photo qui m’émeut le plus est celle qui a été prise sur son lit de mort : de profil son nez en bec d’aigle ressort plus que d’accoutumée, une barbe noire lui mange le visage, ses lourdes paupières ont la même teinte brunâtre que ses cernes en forme de croissant, il paraît à la fois fragile et paisible, on le reconnaît au premier coup d’œil, mais ce n’est pas vraiment lui, la blancheur du drap qui le couvre et de l’oreiller épais où repose sa tête ajoute à l’irréalité de la scène. Proust est mort à cinquante et un ans, comme Balzac, Verlaine, Shakespeare, le club des 51 vaut bien celui des 27 des légendes du rock...

Sept volumes, deux mille quatre cents pages consacrés à la recherche puis la découverte du sens de la vie à travers l’art et l’amour de la littérature. Dans “Le temps retrouvé”, il résume cette idée-force par cette phrase édifiante :

 

“La vraie vie, la vie enfin découverte et éclairée, la seule vie par conséquent réellement vécue, c’est la littérature”.

 

Daniel Clément

 

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@La Michtigri
merci beaucoup pour votre commentaire. Je ne sais pas si l'on peut encore écrire de nos jours comme écrivait Proust, à imaginer qu'il existe un écrivain qui ait son génie... et ce n'est peut-être pas si grave, ce qui serait plus grave et infiniment triste c'est que la prédiction de Philip Roth - qui a provoqué à son corps défendant la faillite morale du jury du Nobel de la littérature qui l'a ignoré systématiquement des années durant - se réalise, à savoir (je cite de mémoire) "que d'ici trente ans il y aura moins de lecteurs de littérature qu'il n'y a aujourd'hui de personnes qui lisent Virgile dans le texte".
J'ai le sentiment qu'en continuant à aimer et lire Proust vous et moi (et j'espère encore beaucoup d'autres) nous livrons à une sorte de résistance, une résistance pacifique, non intrusive, silencieuse, presque clandestine (parler de Proust en public vous incite vite à revenir à la clandestinité) mais une résistance tout de même.
Pour revenir sur le chemin de croix de Proust, je l'ai évoqué en citant notamment un extrait du formidable texte de Zweig "pauvre morceau d'humanité fiévreux, poursuivant son déclin..." : pour cela - et ce n'est pas loin s'en faut le cas de tous les écrivains que j'admire - pour toute cette souffrance endurée, ce don de soi jour après nuit à la Littérature j'aime avec la même force chez Marcel Proust l'homme et l'écrivain.
Encore merci pour votre commentaire.

Publié le 11 Décembre 2023

@Zoé Florent
merci beaucoup pour votre commentaire et vos remerciements
en ce qui concerne le chapeau il n'est pas de moi mais de monsieur et/ou madame MBS en personne donc je ne me sens pas de le défendre ou le dénigrer, il y aurait certes à dire sur le lien entre talent, qualité artistique et succès au box office mais c'est un autre débat ou le sujet d'un prochain article, qui sait ?
très bonne soirée à vous
DC

Publié le 07 Décembre 2023

@Michel Laurent
votre commentaire m'a beaucoup amusé, ça m'a réjouit les neurones, peut-être dans la région de l'hippocampe ? je ne suis pas assez calé en la matière pour l'affirmer, toujours est-il que cela me fait très plaisir de vous avoir redonné envie de vous plonger dans Proust, car c'est une vraie immersion je le reconnais, on ne survole pas un texte comme celui-ci, aucun intérêt si l'on se contente de rester à la surface. Commencer par le début, certes mais vu votre expérience de première lecture (et afin de vous éviter de piquer du nez en lâchant votre madeleine préalablement trempée dans votre tasse de thé) je vous conseille de passer directement au chapitre II de "Du côté de chez Swann", les pages 62 à 74 de l'édition de poche Folio où le narrateur parle de sa tante Léonie : c'est vif, léger, touchant, drôle, les dialogues, les expressions sont d'une telle justesse, je crois entendre ma grand-mère, paysanne bon teint, fille de ferme dès sa douzième année, qui "guégnait" (patois marnais) à la fenêtre de sa cuisine une bonne partie de la journée et me disait lors de mes visites quotidiennes "voilà-t-y pas que la Marguerite est passée deux fois ce matin pour aller chez sa fille, faut-y qu'elle ait encore de bonnes jambes !".
Autre possibilité (je me creuse l'occiput avouez-le) : j'ai acheté récemment dans une boutique de vinyles et de bouquins anciens une BD, l'édition intégrale de "Du côté de chez Swann" aux Éditions Delcourt : c'est très bien fait, bien sûr le roman entier n'y est pas reproduit mais c'est très fidèle au texte et les illustrations sont de qualité. Une bonne approche de ce chef d'oeuvre, je l'ai testée auprès d'un de mes fils, j'attends son verdict, et peut-être bientôt le vôtre.
Bon, allez il est l'heure pour moi de nourrir mon hippocampe (celui qui dans l'aquarium me regarde fièrement dressé), je vous quitte, et merci beaucoup pour votre commentaire !

Publié le 07 Décembre 2023

@Daniel Clément
Vous m’avez donné envie de faire une nouvelle tentative pour entrer dans l’univers de ce M. Proust. Car, je n’ose pas toujours l’avouer, je n’ai jamais lu Proust dans le texte.

Mon problème, c’est peut-être que j’ai voulu commencer par le milieu, Le Côté de Guermantes. Alors que je n’avais pas les codes. Pour vous, cela n’a pas été un obstacle. Pour moi, si ! D’autant que l’on m’a dit : mais c’est idiot, commence par le premier volume, Du côté de chez Swann. Sauf que moi, je voulais bien aller voir du côté de chez Martine ou de chez Julie, mais cette Swann, elle ne me disais rien qui vaille. Plus tard, beaucoup plus tard, j’ai essayé de m’y aventurer. Et à peine avais-je lu l’incipit, le fameux « Longtemps, je me suis couché de bonne heure » que j’ai senti la fatigue, et même l’ennui me gagner. J’ai fait un terrible effort pour lire la phrase suivante : « Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : ’Je m’endors’. » Eh ben figurez-vous que moi, c’était pareil, j’étais déjà endormi. Ne voulant pas rendre le grand homme responsable de mes petits désagréments, j’ai choisi de tout prendre sur moi et de me prétendre atteint de narcolepsie. Fouillant les données médicales qui me sont chères, j’ai constaté que cette pathologie était due à une quantité trop faible d'hypocrétine, une protéine du cerveau. Déjà somnolent, j’ai confondu deux préfixes homophones, hippo- et hypo-, de sorte que je me suis vite cru « hippocrétin », qu’en langage moins technique j’avais traduit par « con comme une bourrique ». Je dois dire que j’éprouve aujourd’hui une tendresse particulière pour mes congénères, les ânes.

Tout cela grâce à Proust. Et grâce à vous et à ces lectures à venir, je vais peut-être finir par remonter un peu dans ma propre estime...

Publié le 07 Décembre 2023

@Pierrabel Lescurian
merci pour ce commentaire et chapeau pour votre mémoire :)
Vous mettez en lumière l'humour de Proust qui nous donne certains des meilleurs passages de La Recherche, on aurait pu aussi souligner la crudité de certains dialogues, de situations, de descriptions, bref on ne s'ennuie pas une fois que l'on a osé franchir le seuil de cette cathédrale...
Pour finir vous savez ce qui me réjouit (entre autres perspectives plaisantes) ? de savoir que, un jour ou l'autre, je ressortirai de ma bibliothèque le premier tome de La Recherche et me replongerai avec gourmandise dans la lecture de cette oeuvre incroyable.

ps pour tous ceux qui liront cet article : à la relecture deux coquilles, il était plus adapté sur la première ligne d'écrire "À la recherche du temps perdu" et en milieu de texte "envahissante" ne prend pas de s.

Publié le 06 Décembre 2023

Merci pour votre témoignage d’amoureux de Proust. Je le suis aussi, au point d’avoir appris par cœur le chapitre 1 de La Recherche (une bonne façon de comprendre de l’intérieur le mystère de la phrase proustienne). La lecture de votre article m’a donc amusé et touché. Je crois que tous ceux qui aiment Proust le disent : il exprime avec une extrême sensibilité et beaucoup d’humour (ceux qui ne l’ont pas lu ne le savent pas : Proust est très drôle) ce que nous avons tous vécu. La phrase que vous citez en gras à la fin est d’ailleurs une excellente entrée en matière pour comprendre cette cathédrale qu’est la Recherche, l’un des plus grands textes produits par l’humanité.

(Que Musso ou Da Costa soient plus lus que Proust ne devrait pas nous étonner : la même différence de profondeur qu’il y a entre une symphonie et une chanson de variété. Ça dépend de ce qu’on a envie d’écouter et du type d’émotions qu’on recherche.)

Publié le 06 Décembre 2023