
J’aime prendre le train en dehors des heures de pointe. Cela me laisse souvent le loisir de choisir ma place.
Ce jour-là, j’étais en quête de calme, car je traînais de vives douleurs que mon médecin soignait par des opioïdes. Elles étaient si intenses que j’avais un peu forcé la dose.
Je commençai par arpenter le couloir de mon wagon, passant en revue les compartiments avec l’espoir d’en trouver un libre et, par bonheur, mon opiniâtreté se trouva récompensée. De belles banquettes, tapissées d’un velours côtelé grenat parsemé de rayures verticales discrètes dans des tons fauves, offraient à cet endroit un luxe inattendu. Je déposai ma mallette au-dessus de moi et m’assis en priant qu’aucun importun ne vienne me déranger.
Quelques minutes plus tard, je sentis les premières secousses et le train démarra. Personne n’était entré ! Ma tête me faisait encore des misères, mais les opioïdes apportaient leurs bienfaits.
Un instant, je fermai les yeux… Dix secondes, ou plus ? je l’ignore. Cependant, lorsque je les rouvris, un homme s’était installé en face de moi.
En moi-même, je pensai que l’inconnu aurait pu s’asseoir à l’autre bout, afin que nous puissions allonger nos jambes, mais il avait choisi cette place, près de la vitre, peut-être pour mieux goûter le paysage.
— Bonjour ! dis-je. Pardonnez-moi, je ne vous ai pas entendu entrer.
— C’est normal, me répondit-il, j’étais là avant vous. C’est vous qui êtes venu vous asseoir en face de moi.
— Impossible ! m’exclamai-je. Je m’en serais aperçu !
— Ne soyez pas désolé. La chose arrive souvent. Les gens ne me voient pas. Comme si j’étais invisible.
Je souris d’abord, puis je constatai que mon voisin avait une veste et un pantalon taillés dans un velours côtelé grenat avec des rayures verticales discrètes dans des tons fauves. Son chapeau, lui-même, était grenat avec une bande de tissu fauve.
— Léon ! se présenta-t-il.
Aussitôt, le contrôleur pénétra dans le compartiment et réclama les billets. Je tendis le mien alors que l’homme resta inerte. Le contrôleur sortit sans rien lui demander.
— Qu’est-ce que je vous disais !
Étonné, je le détaillai un peu plus. Il était étrange, car ses yeux ne semblaient pas au-devant de son visage, mais légèrement sur les côtés et se mouvaient dans tous les sens. Sa peau, elle-même, virait au même grenat que le tissu des banquettes.
— L’avantage, me dit-il, c’est que je ne paie aucun billet de train.
Me prenant au jeu, je demandai :
— Et les inconvénients ?
— Je suis représentant de commerce.
Il me tendit sa carte : Léon Camé, représentant en accessoires de salle de bains.
— L’inconvénient, c’est qu’il arrive qu’on me laisse poireauter dans les magasins comme si je n’y étais pas entré. C’est génétique : ma mère, une mante religieuse qu’on confondait souvent avec une fleur et mon père, un grand échalas, qu’on surnommait « le phasme », m’ont conçu ainsi !
L’étrange révélation de Léon me laissa coi et aussitôt mes douleurs me reprirent. J’avalai un autre opioïde.
Par Philippe De Vos
Vous avez écrit un livre : un roman, un essai, des poèmes… Il traine dans un tiroir.
Publiez-le sans frais, partagez-le, faites le lire et profitez des avis et des commentaires de lecteurs objectifs…
@Corine Messonique
Merci infiniment. Je suis touché par vos mots après la lecture de cette nouvelle.
@Zoé Florent
Merci pour ce commentaire. Content que cela vous ait plu.
@FANNY DUMOND2
Ah oui ! C'est vrai qu'il s'en passe des drôles de choses dans les wagons de train, mais le narrateur ne va pas jusqu'au crime gratuit, il préfère avaler ses opioïdes.
Excellente nouvelle! Faire aussi court est très difficile. Ici chaque mot est à sa place et sonne juste. Il y a un univers, une fantaisie, un mystère. Joli huis clos entre camés! Bravo!
@Philippe De Vos Une belle réussite, cette nouvelle qui répond parfaitement au thème du concours. Le côté détaillé et réaliste de la situation contraste juste ce qu'il faut avec l'étrangeté du deuxième personnage et crée un décalage subtil...
Bravo et merci !
Il se passe, parfois, des choses étranges dans les trains, mais là, pas comme dans un certain Orient-Express. Bravos ! J'ai beaucoup aimé vos deux personnages : l'un haut en couleur, que l'autre détaille comme l'aurait fait Lafcadio. Fort heureusement, il n'est pas tombé du wagon en pyjama et on espère que ses maux de tête auront été soulagés. Bien cordialement. Fanny