Par ces routes glissantes, il convient d'être prudentJ’avais hâte de la retrouver. Sa peau laiteuse, ses piercings, ses tatouages et son maquillage gothique aussi noir que ses cheveux m’avaient plu dès notre première rencontre. J’attendais avec une impatience fiévreuse nos rendez-vous hebdomadaires. Sa beauté, son enthousiasme et son humour corrosif ne cessaient de me surprendre. Elle était entrée dans ma vie telle une tornade bouleversant toute mon existence, ou du moins ce qu’il en restait. Elle croquait la vie à pleine dents avec frénésie et gourmandise. Quoi de plus naturel quand on a 19 ans ?
Très vite, nous avions casé nos séances sur le même créneau, partageant nos fous-rires, nos malheurs, nos vies. Chaque semaine, pendant ces soixante minutes, nous oubliions les aiguilles, les cathéters, les poches, et surtout ce poison qui coulait dans nos veines. La chimiothérapie détruisait indifféremment les cellules cancéreuses et les saines. Quand aux effets indésirables, les festivités se déroulaient à tous les étages. Cancer de l’estomac pour moi, leucémie myéloïde aiguë pour elle. Nos aventures réelles ou imaginaires que nous partagions nous arrachaient à la maladie. Parfois, après avoir séché nos larmes de rires ou de chagrins, nous nous regardions intensément, nos regards plongeant l’un dans l’autre à la recherche d’un réconfort, d’un pardon, d’une rédemption. Pendant ces quelques instants suspendus dans le temps, entre rêves et souffrances, me revenaient à l’esprit les paroles de la chanson de Claude Nougaro, Cécile ma fille :
« Et te voilà et me voici, moi
Moi, j’ai trente ans, toi, six mois
On est nez à nez, les yeux dans les yeux
Quel est le plus étonné des deux ? »
Certes nos âges respectifs ne correspondaient pas mais l’essentiel était là. Nous nous étions trouvés, moi le cinquantenaire bien tassé à la vie détruite et elle, la rose à peine éclose dont la corolle se fanait déjà. Elle n’avait pas de père, j’avais perdu ma fille. Même en enfer, le hasard faisait parfois bien les choses. Aujourd’hui était un jour particulier puisque nous avions rendez-vous avec nos médecins pour faire le point sur notre cancer. Nous nous étions donné rendez-vous à l’accueil pour partager ensemble nos résultats. J’arrivais en premier. Quelques instants plus tard je la vis arriver toute fraiche en sautillant. Nous échangeâmes nos enveloppes et, dans un silence adéquat, nous prenions connaissance de nos bilans. Une nouvelle fois, nous étions raccord. Les métastases avaient fait leurs apparitions pour chacun de nous deux. Foie, intestin et poumons pour moi, moelle épinière, cœur, poumons pour elle. On dit que notre estomac est notre second cerveau, j’avais grillé mon premier avec l’alcool et les médocs, mon deuxième était lui aussi en train de me lâcher. Quand à Cindy, son type de leucémie était la plus agressive de toute, la sienne n’avait donc pas dérogé à la règle. Le verdict, la sentence, était le même pour nous deux : soins palliatifs. Autrement dit, pour citer la formule de Thérèse Vanier : « Tout ce qu’il reste à faire quand il n’y a plus rien à faire. » Notre prochaine étape était donc la dernière. Dans ces moments-là, pas besoin de parler, les mots sont inutiles. Les yeux expriment ce que nous ne pouvons dire, la douleur, l’indicible. Et les nôtres, étaient encore et toujours sur la même longueur d’onde. Impossible de continuer sur cette route, nous devions en choisir une autre qui nous mènerait ailleurs. Nous reprenions notre destin en main. Lorsqu’elle me demanda si j’avais une idée, une image, une musique, un slogan me frappa de plein fouet : « 205 GTI, plus GTI que jamais ». Ma première voiture. J’avais économisé comme un fou pour pouvoir me la payer, ou du moins faire un apport pour un financement. Harpagon pouvait aller se rhabiller ! La pub de 1987, réalisé par Gérad Pires, le papa de Taxi, film culte, avait coûté une fortune à l’époque. On y voyait un agent secret, style James Bond dans sa 205 GTI. Un chasseur F20 attaque le véhicule planant en l’air, suspendu à un parachute. Raté. Notre agent secret atterrit brutalement sur la neige. Un bombardier Hercule C130 tente de l’écrabouiller, en vain. La poursuite continue. Nuée de bombes antipiste. La 205 slalome sur la glace du lac gelé, les évite toutes pour finalement s’enfuir et rejoindre sa belle. Si le synopsis était grandiose, j’avais également été fasciné par la beauté des paysages de montagnes, de neige et de glace. Les médecins avaient été clairs. Sans soins adéquats, il ne nous restait que quelque mois tout au plus. Nous devions donc faire vite. Première étape : trouver une 205 GTI rouge identique à celle de la pub. La voiture culte était désormais un véhicule de collection. 35000 euros pour me l’offrir. Ensuite, trouver le lieu exact du tournage : lac Louise, parc national de Banff, province de l’Alberta au Canada. Nous étions en décembre. Le temps nous était compté dans tous les sens du terme. Les démarches administratives, le transport par container, la réception sur place à Montréal, tout cela nous avait amené à fin février. Direction l’ouest canadien. Après avoir traversé l’Ontario, le Manitoba et le Saskatchewan, nous arrivâmes enfin en Alberta. Calgary, la capitale provinciale, puis 180 km plus tard les paysages magnifiques du lac se dévoilèrent à nous. Elle en robe bustier noire, moi en smoking, comme dans la pub, nous avions atteint notre destination finale, enfin presque. L’ultime, celle dont on ne reviendrait pas suivrait bientôt. Personne à l’horizon. Le chauffage poussé à fond, j’enclenchais la première, et appuyais sur l’accélérateur. Nous naviguions désormais sur la lac gelé. Le moteur 1.9 vrombissait, brisant ainsi le silence de la nature environnante. Petit point rouge filant à toute vitesse au milieu d’une immensité blanche, toisé par d’impressionnants sommets, la photo aurait été spectaculaire. Mais l’essentiel était ailleurs, dans notre cœur, notre esprit. La 205 roulait, glissait, tournoyait, virevoltait, nos cris et nos rires emplissant l’habitacle d’un bonheur que l’on croyait à jamais perdu. Le soleil annonçant sa révérence, j’arrêtais le véhicule au milieu du lac. Blottis l’un contre l’autre, nous avions décidé de rester là, le froid nous emportant avec lui.
« Papa ? »
J’ouvrai les yeux et découvrit ma fille Chloé le visage, inondé de larmes. Elle me tenait la main fermement. J’avais donc rêvé. Mais ce n’était que partie remise. Je lui demandais :
« Voudrais tu accorder une faveur à un mourant ? »
« Tout ce que tu voudras »
« Je voudrais partir en voyage avec toi. »
« Où ça ? »
« Tu es toujours aussi frileuse ? »
MARK MILLER

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J'ai beaucoup aimé votre nouvelle, mais contrairement aux autres je n'ai pas pensé à l'écume des jours, mais au pavillon des cancéreux. Merci encore, car il n'y a pas de comparaison en fin de compte, votre nouvelle est unique. @Sylvie de Tauriac
@FANNY DUMOND2
Merci beaucoup d'avoir lu et appréciée ma nouvelle. Vous avez raison il y a quelques similitudes avec l'œuvre de Boris Vian (que je ne connaissais pas). Après y avoir jeter un coup d'œil j'ai remarqué que l'amour de Colin se prénomme Chloé comme la fille de mon personnage. Étrange coïncidence. Comme je le dis dans cette nouvelle : "Même en enfer, le hasard fait parfois bien les choses."
@Zoé Florent
Merci pour votre commentaire. Effectivement j'ai dépassé le nombre de caractères autorisés. J'avais calculé les 5000 maximum sans les espaces alors que ces derniers y sont compris. Mille excuses à MontBestseller et merci à eux de l'avoir tout de même publier.
@Mark Miller bonjour ! J'ai beaucoup aimé lire votre nouvelle qui m'a rappelé par certains côtés "L'écume des jours" de Boris Vian. Bravo et merci pour ma lecture. Bien cordialement. Fanny
Que d'émotions @Mark Miller, je suis d'accord avec Michèle : une telle pépite méritait largement de dépasser les caractères autorisés, d'autant qu'en très peu de mots nous traversent et nous transpercent tout le meilleur et le pire de l'amour et de la vie. Un grand merci.
Ah la GTI : toute une époque que les jeunes de moins de quarante ans ne peuvent pas connaître !
Très beau texte.
Merci pour cette jolie contribution imaginative et émouvante, @Mark Miller... Assez gros dépassement du nombre de caractères autorisés, mais tant pis, car ce fut un vrai plaisir de lecture ;-).
Bon dimanche. Amicalement,
Michèle
Émotion, émotion. Bravo l'auteur.