Le château n'était pas désert. Il était peuplé de personnages vêtus de tuniques et de longues robes, le tout dans un genre médiéval mâtiné d'oriental, pour ce que Théo pouvait reconnaître et dont l'effet était surprenant. Voilà qu’elle se retrouvait dans un bal costumé !
Tous portaient des chasubles ou des capes cramoisies, avec des capuches qui leur dissimulaient une partie du visage. Des chausses de la même couleur, lacées jusqu'aux genoux, complétaient ce tableau étrange.
Les tailles des femmes étaient serrées dans des corselets nacrés, comme des carapaces de coquillages et leurs longs cheveux emprisonnés dans une crépine légère, à peine visible, surtout grâce au scintillement subtil qui en émanait. Des rubans vaporeux, pailletés, voletaient autour d'elles et leurs babouches délicates se terminaient par une perle fine.
C'eût été splendide, si ce n'était qu'aucun d'eux ne bougeait. Ils étaient tous paralysés, plus même : ils ne respiraient pas, leurs bouches entrouvertes n'exhalaient aucun souffle.
Ils étaient figés tels des mannequins de cire dans la position où leur tâche les avait laissés, les uns devant les cheminées, à nettoyer l'âtre, les autres à transporter du bois, les enfants à jouer avec des chiens bondissants qui eux aussi s'étaient pétrifiés pattes en l'air, en apesanteur.
Mais cette immobilité, ce silence, cette beauté figée, loin d'évoquer le château de la Belle au bois dormant, avaient un côté inquiétant. Ces gens étaient comme suspendus entre la vie et la mort. Une vision spectrale.
Théo se dit qu'elle ne toucherait aucun objet, ne mangerait aucun fruit, car c'était un univers ensorcelé. D'ailleurs des ronces se pressaient contre les délicats vitraux, leurs épines poussant comme pour chercher à briser le verre soufflé à la main.
– Mais qu'est-ce qu'ils ont ? On est où ? se risqua-t-elle à demander. On n'est pas dans un conte, quand même, ça devient franchement ridicule cette histoire.
– Ce monde n'a rien d'un conte de fées, tu t'en apercevras bien à temps ! C'est moi qui viens de les figer ainsi, car il pourrait t'être fatal de croiser leur regard et d'interférer ainsi ton monde et le leur. Ils ne doivent pas te voir. Le télescopage, trop brutal, pourrait se révéler dangereux et compromettant pour ton retour. Tu désires rentrer un jour chez toi, n'est-ce pas ?
Théo déglutit de crainte, non sans noter le « un jour », qui laissait présager que son retour n'était pas forcément pour bientôt. Elle serra les dents et dit d'une voix chevrotante :
– Heu... Oui, je voudrais bien rentrer un jour... Et même dans pas trop longtemps, si c'est possible.
– On fera le plus vite possible, mais on ne peut pas aller plus vite que la musique ! grommela Lully, soudain de mauvaise humeur. Théo s’inquiéta :
– Qu'y a-t-il ? C’est moi qui vous énerve ? Pardon de poser des questions sans arrêt, je...
Lully se radoucit aussitôt.
– Non, ne t'en fais pas, il ne s'agit pas de toi, mais j'espérais un signe, afin de retrouver la Galerie du Plenum, car même moi, je ne sais où elle se cache et elle ne dévoile le chemin qui l'y mène que si elle le désire.
Théo ne put s'empêcher de sourire.
– Voyons, si c'est une salle, pas une personne, elle ne peut avoir de désir ou de volonté qui lui soient propres.
Lully s'arrêta.
– Tu crois ce que tu dis ? Ce que tu viens de vivre n'a fait changer aucune de tes croyances étroites ?
Vexée, Théo fut bien obligée de reconnaître qu'en effet, après tout, dans ce monde étrange, il pouvait être possible qu'une salle ait ses propres... Ses propres quoi, d'ailleurs ? Ses propres raisonnements ?
Elle secoua la tête, refusant de s'appesantir sur le sujet, préférant se tourner vers des solutions concrètes.
– Bon, alors, si elle ne se manifeste pas pour nous guider, on doit faire quoi ?
– Ne m'impatiente pas, Théodora. J'ai beau te comprendre, ma patience a des limites. Je t'ai déjà dit que pour ma part, chaque fois que je viens, je dois attendre... mais... peut-être que toi...
– Quoi, moi ?
– Écoute, nous n'allons pas nous attarder ici car le temps presse. Même si nous ne parvenons pas à atteindre la Galerie du Plenum, il nous faudra repartir en toute hâte. Sous peu, mon sortilège qui lie les habitants du château sera défait et le télescopage inévitable. Or il s'agit justement de l'éviter.
– Comment ?
– Viens par là que je t'examine...
Mais après un examen approfondi de sa personne, Lully poussa un soupir découragé.
– Pourquoi aucune image ne me vient-elle en aide ? Écoute, Théodora, je crois qu'il s'agit de toi. Tu dois trouver toute seule. Il t'appartient d'ouvrir la voie. Les escaliers sont là, quelque part, sous nos pieds, protégés par une surface illusoire. Tu dois trouver le signe. Et tu dois faire vite.
– Je veux bien, mais quel signe ?
– Théodora, tu as accédé au niveau 5 et vous n'êtes que cinq au monde à l'avoir atteint. Tu ne me feras pas croire que c'est avec ce genre de questions idiotes que tu y es parvenue.
Piquée au vif, Théo s'éloigna de l'Inspirée qui marchait de long en large d'une foulée nerveuse devant les personnages endormis en les surveillant du coin de l'œil, se désintéressant des actions de Théo.
Bien sûr, comme tout à l'heure dans le lac, la réponse fut fulgurante.
Mon épée ! pensa Théo. C'était le seul élément appartenant au Tanaga qui fût en sa possession. Théo en était sûre. Seule l'épée pouvait être la clé du passage vers la Galerie.
Elle scruta autour d'elle les bas-reliefs qui ornaient les hautes murailles et jusqu'au sol de pierres polies. Ce fut alors qu'elle remarqua une grande pierre différente. Veinée de bleu nacré, de vert jade et d'or éclatant, striée d'arabesques qui entrelaçaient ses couleurs captivantes, elle semblait parler à Théo, l'appeler. Labradorite, réfléchit-t-elle. Celle qui ouvre la porte.
Et une forme, en creux, dans un lacis d'autres figures diverses sculptées, mêlant des symboles d'animaux pour la plupart, au beau milieu des volutes colorées naturelles de la pierre, sembla lui sauter au visage.
– J'ai trouvé, cria-t-elle.
Lully se retourna vers elle. Théo brandit Luz et la positionna dans son lit parfaitement ajusté, entaillé dans la pierre, au beau milieu des autres marques, qui semblait n'attendre que cet instant de toute éternité. Un bruissement discret se fit entendre et Théo, se tenant sans le savoir exactement au bord du grand escalier de pierre qui se dévoilait à elles, faillit perdre l'équilibre et se rattrapa de justesse à la cape de Lully qui éclata de son rire moqueur.
– Bravo ! Nous y voilà, allez, suis-moi ! l'apostropha-t-elle.
Elles s'engouffrèrent dans la descente et quand Théo leva les yeux, ce fut pour apercevoir l'Inspirée qui achevait d'un geste ample de recouvrir le haut du gouffre d'un voile frémissant dont elle ne doutait pas qu'il parût de pierre à toute personne déambulant dans la cour du château.
Elles marchèrent, puis coururent, ne cessant de descendre. Au fur et à mesure qu'elles s'enfonçaient dans les entrailles du château, la température montait, à en devenir étouffante.
Au bout d'un moment, Théo regretta de ne pas pouvoir échanger son jean contre un short et ses baskets contre une paire de tongs en plastique. Lully ne semblait pas souffrir de la chaleur puisqu'elle gardait sans une grimace sa lourde cape de fourrure noire sur les épaules.
Et la Galerie, enfin, leur apparut. Haute, d'allure majestueuse, en demi-cercle, inspirée de la forme des théâtres grecs, avec, de la même façon, quelques rangées de gradins, les murs recouverts d'une essence de bois fastueuse.
La Galerie du Plenum.
Elle était surdimensionnée par rapport au nombre de personnes qu'elle pouvait accueillir, mais pourtant, rien en elle n'était écrasant. Une sorte d'équilibre y régnait et Théo ne put s'empêcher de chercher à savoir à quoi cette sensation était due.
L'Inspirée, qui une fois de plus sembla avoir lu dans ses pensées, murmura :
– C'est parce que le Langage, ici, est universel, murmura-t-elle.
Et pour une fois, Théo, bien qu'elle ne comprît rien à ces propos, n'osa pas rompre cette harmonie pour demander ce qu'elle entendait par là. Elle se tut et se laissa pénétrer par l'atmosphère de paix et de stabilité qui régnait. Ce sentiment était si fort qu'elle en oubliait presque son désir de rentrer chez elle.
Ce fut Lully qui la tira de sa torpeur.
– Regarde-la bien. Tu dois pouvoir la reconnaître dans le Monde Nouveau.
– Quel Monde Nouveau ?
– Tu sais bien, je te l'ai déjà dit : ton Monde, précisa Lully. Et maintenant, viens, nous devons partir.
Elle s'approcha de Théo, l'enlaça étroitement, plaçant entre elles l'épée étincelante, ferma les yeux et murmura toute une tirade incantatoire que Théo ne parvint pas à comprendre. Sa dernière pensée dans ce lieu fut :
– Encore une formule pseudo-magique à trois balles.
Mais en l'occurrence, la tournure était de grande valeur, puisque Théo se retrouva à l'instant dans la bibliothèque du lycée, devant le clavier de son ordinateur.
Quand elle se retourna pour voir ce qu'allait dire la documentaliste de son absence prolongée, elle s'aperçut que toutes les personnes présentes dans la bibliothèque semblaient figées, paralysées, comme si elles avaient attendu son retour, comme si le temps avait été suspendu dans le Monde Nouveau, comme l'avait nommé Lully.
À l'instar des habitants du château.
La pièce était toujours plongée dans la pénombre et des papiers voletaient dans tous les sens comme sous l'effet d'une bourrasque de vent.
Quand la lumière parut déchirer ce qui l'aliénait et qu'une clarté artificielle vint rendre la vie à la salle de lecture, la prof se mit aussitôt à crier :
– Attention ! Fermez la fenêtre ! Il y a trop de vent !
Et tout le monde s'agita dans tous les sens pour récupérer les feuilles de papier éparpillées.
Théo, dans un état second, ne sachant que penser de ce qu'elle venait de vivre, se leva comme une automate et se dirigea vers la sortie.
– Théodora Costa, cria la prof, tu n'as pas signé le cahier de présence !
Théo revint sur ses pas et sans regarder personne, sans prononcer une parole, signa le cahier et repartit.
Elle se rendit immédiatement dans les toilettes pour se passer de l'eau sur le visage et déceler si quelque chose dans son apparence laissait deviner ce qu'elle venait de traverser.
Bizarrement, elle n'avait mal nulle part, même plus à la cheville, mais après tout c'en était ainsi depuis qu'elle avait plongé dans le Lenngwer.
Lorsqu'elle se regarda dans le miroir, elle aperçut ce qu'elle portait autour du cou et qu'elle n'avait jamais vu de sa vie : une chaîne d'or supportant en pendentif une épée finement ciselée, incrustée de pierres, chatoyant de mille feux.
Luz.
En miniature.
C’était La Galerie du Plenum, le chapitre 11 de TANAGA - Saison 1 – Les écorcheurs
© Alice Quinn - tous droits réservés – 2016
J’ai voulu retrouver avec ce roman d’héroïc fantasy la joie de l’écriture de feuilletons, qui m’a toujours fascinée. J’espère que vous partagerez cette passion avec moi.
Dans un premier temps, 2 tomes seront donc ainsi déclinés chapitre par chapitre, gratuitement, en ligne, le temps qu’il faudra, à raison de 2 chapitres par semaine, les mercredis et les samedis, à 10 heures.
Si des fautes, des incohérences ou des coquilles se sont glissées à mon insu dans le texte, je vous serais reconnaissante de m’en informer.
D’autant plus que le roman ne sera publié et proposé à l’achat pas avant la mi-Août, je pourrai donc y apporter les corrections et améliorations nécessaires, grâce à vous.
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Merci
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Illustration couverture par Alex Tuis
Graphisme couverture réalisée par Kouvertures.com
Vous avez écrit un livre : un roman, un essai, des poèmes… Il traine dans un tiroir.
Publiez-le sans frais, partagez-le, faites le lire et profitez des avis et des commentaires de lecteurs objectifs…
@Colette bacro, oui, Colette, il faut bien réimaginer ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas!
Comme @Yannick A. R. FRADIN, rien ne vous échappe!
Mille mercis à vous <3
@Yannick A. R. FRADIN
Plus qu'utile, essntiels et précieux!
Merci encore pour ce retour détaillé que je prends en grande considération, même si je n'ai pas le temps d'apporter les modifications tout de suite, je les range dans un petit fichier à part pour le jour où je pourrai le faire!
Mille merci aussi pour la fidélité! Je suis touchée.
à samedi!
Bonjour et merci pour ce chapitre Alice :-) Après Théo et les Ecorcheurs qui passent d'un monde à l'autre, c'est au tour de Luz. Je dois avouer que je m'attendais à ce que Théo passe plus de temps que cela dans ce monde étranger, mais le retour dans la bibliothèque me laisse curieux quant à la suite des événements. La Galerie du Plenum, lieu qui serait présent sous la même forme dans les deux mondes, donne un peu de mystère également. Il y aurait donc une connexion autre que celle que nous, lecteurs, pensions. Peut-être en saurons-nous davantage à ce sujet samedi, ou sinon la semaine prochaine^^ Voici mes quelques retours : "d'interférer ainsi ton monde et le leur" pas sûr que cette tournure soit correcte, elle sonne en tout cas étrange à mes oreilles / "qu'en effet, après tout, " à mon humble avis, entre en effet et après tout il faudrait faire un choix, les deux l'un après l'autre, ça me paraît un peu lourd / "Piquée au vif, Théo s'éloigna de l'Inspirée qui marchait de long en large d'une foulée nerveuse devant les personnages endormis en les surveillant du coin de l'œil, se désintéressant des actions de Théo." Théo en sujet et en complément dans la même phrase me semble peu élégant / "se leva comme une automate" j'aurais dit un automate / "Théo revint sur ses pas (et) sans regarder personne, sans prononcer une parole, signa le cahier (et) repartit." structure un peu lourde, notamment avec les deux (et). Voilà, en espérant que vous trouverez des éléments utiles. Cordialement.