Cette question mise en exergue a torturé mon esprit pendant des semaines. La réponse est tombée un beau matin en parcourant le magnifique livre de Marguerite Duras qui s’intitule opportunément « Écrire ». C’est vrai, des gens utilisent le livre. Ils s’en servent pour décorer leur bibliothèque. Ils en achètent au mètre comme du papier peint. Des livres volumineux peuvent aussi servir à rehausser un enfant pour qu’il puisse manger à table avec les adultes. Certains s’en servent aussi pour faire avouer pendant en interrogatoire ou amasser de l’argent. Que sais-je encore ? Toutes ces utilisations sont des détournements du volume — d’ailleurs un livre ne s’appelle-t-il pas aussi volume, curieuse coïncidence d’ailleurs — de la pesanteur, la densité, l’image d’un livre.
Mais, en vérité, le livre objet ne sert strictement à rien au point que je n’ai pas de livre ou presque. Chez moi, je n’ai pas de livres. Pour quoi faire, du reste ? Une fois lus, je les donne. Mes amis s’en étonnent. « Toi, un auteur, tu n’as pas de livres ! » He bien non ! Je possède ceux que je n’ai pas encore lus. Pour les autres, ils ne sont d’aucune utilité. Bon ! C’est vrai ! Ma réponse est un tantinet tautologique. Elle s’annule d’elle-même puisque c’est un livre de Marguerite Duras qui m’a inspiré cette réponse tirée par les cheveux ; et, si par cette réponse mon objectif est de captiver le lecteur, cela signifie que j’écris pour quelque chose. Je me suis prise à mon propre piège !
Soyons sérieux. Ce qui m’intéresse — dire pourquoi j’écris est anecdotique — ce serait plutôt de tenter d’expliquer ce qu’est, à mon avis, l’écriture.
Pas au sens où lorsque j’écris je suis seule. Cela ne décrit que la situation de l’écrivain. En ce qui me concerne, j’aime bien écrire au milieu des autres, dans le bruit d’un café ou l’énergie magnétique d’une médiathèque. Non ! Ce que je veux dire c’est que l’écriture est solitude car si elle ne l’était pas elle s’annihilerait, se détruirait, s’écroulerait sur elle-même comme un trou noir.
L’écriture doit être hors de toute influence, de tout système, de toute construction. Elle n’existe que parce qu’elle est ce qu’elle est, dans l’instant de sa propre existence. Je n’écris jamais aussi bien que lorsque je ne prévois rien, je n’envisage rien. Dès que je pense à ce que j’écris, l’énergie créatrice s’étiole. Elle meurt. Je suis une passeuse de mots bien plus qu’un écrivain. L’écriture nous l’avons en nous ou pas. Elle ne se commande pas. Lorsque l’écriture devient utilitaire, elle n’existe plus. Je suis décontenancée par ces écrivains qui écrivent un livre par an, au moment de la rentrée littéraire. Je trouve cela suspect parce que programmer un livre par an, c’est en faire un produit, c’est tuer ce qu’est l’écriture par essence : une solitude que rien ne peut atteindre, que l’on ne peut prévoir.
L’écriture est, avant tout, liberté. Attention, je ne parle pas de la liberté, au sens où l’écrivain doit être libre pour écrire. Certains écrivains ne sont pas libres et pourtant ils écrivent ou ont écrit des chefs-d’œuvre ! Non ! L’écriture doit s’abstraire de toute intention. Une amie m’a dit un jour : « j’ai une histoire dans la tête, mais je n’arrive pas à l’écrire ». Cette amie a mis le doigt sur ce que devrait être l’écriture. Une liberté en soi. Pourquoi un des premiers actes d’écrire est-il le poème ? Tout simplement parce que l’enfant saisit l’écriture comme une liberté par essence. J’ai répondu à cette amie : si tu as cette histoire dans la tête, elle est déjà écrite. Prends la liberté de l’écrire comme elle est, dans ta tête. Je ne sais pas si cette amie a écrit son histoire car nous n’en avons plus reparlé. Mais ce dont je suis sûre c’est que si elle était passée outre les prérequis intentionnels de l’écriture elle aurait écrit son histoire. Savoir écrire tue l’écriture. L’écriture est liberté car elle n’a pas besoin d’être sue pour exister. Elle n’existe que parce qu’on ne peut la contenir ; la corseter, l’exiger. L’écriture est avant tout une exhumation.
Si je n’avais pas eu à ma disposition l’écriture, je serais morte depuis longtemps, je n’existerais pas ou je n’existerais plus.
Certains peuples dits primitifs existent sans écriture. D’ailleurs, nos civilisations, soi-disant modernes, sont bien plus primitives que ces civilisations que l’on dit primitives. Ces peuples ont, en fait, leur écriture orale, leurs histoires transmises de génération en génération, leurs mythes. Ils ont donc bien une écriture non discursive. L’écriture est existence car elle est ce que je suis et je n’existe que par elle. J’ai passé presque toute ma vie à chercher qui j’étais et ce n’est qu’à cinquante ans que j’ai trouvé une réponse satisfaisante pour moi et, semble-t-il, pour les autres. Cette réponse je l’ai trouvée par l’écriture. En l’écrivant, je l’ai comprise, je l’ai mise devant moi : elle existait comme existent les personnages de mes romans. L’écriture, c’est l’existence bien plus que l’existence elle-même. L’écriture c’est un mensonge qui existe. Parfois, je me demande si je ne suis pas moi-même un personnage de roman et si la vie n’est pas finalement le livre d’un romancier un peu fêlé. Dieu serait alors l’écrivain de nos vies et l’Ancien Testament le livre des livres, le livre par excellence. Je vivrais alors dans une « matrice littéraire » en quelque sorte.
Voilà ce qu’est principalement pour moi l’écriture. Je pourrais poursuivre. Dire que l’écriture est aussi exutoire, catharsis, transmission, mort, que la non-écriture, c’est aussi de l’écriture.
Armonia Zyra
Vous avez écrit un livre : un roman, un essai, des poèmes… Il traine dans un tiroir.
Publiez-le sans frais, partagez-le, faites le lire et profitez des avis et des commentaires de lecteurs objectifs…
@Armonia Zyra, tu as fait là une belle et complète analyse philosophique sur l'écriture.
Je ne suis pas d'accord avec ta vision du livre, surtout quand tu écris : « Dire pourquoi j’écris cela induirait l’idée que le livre aurait une raison. Or, au risque de choquer, je pense que le livre n’a aucune utilité. Il ne sert à rien. » La raison première du livre est d'être le support "classique" de l'écriture depuis l'invention de l'imprimerie. Il a pu ainsi être mis à disposition d'un plus large lectorat. Les autres raisons que tu invoques par dérision sont anecdotiques.
Par contre, tes analyses de "l'écriture sont bienvenues". Tellement différentes d'un auteur à l'autre. Tu as cité Marguerite Duras. Elle en illustre l'une de tes raisons d'écrire : « Ecrire, c'est aussi ne pas parler. C'est se taire. C'est hurler sans bruit. »
Pour illustrer la solitude, Françoise Sagan a écrit : « Je ne suis le porte-drapeau de personne, écrire est une entreprise tellement solitaire... »
Pour illustrer la liberté, Jean-Michel Wyl l'exprime ainsi : « Ecrire "liberté" sur le bord d'une plage, c'est déjà avoir la liberté de l'écrire... »
J'aime bien cette citation de Colette Fellous sur la motivation de celui (ou celle) qui écrit, que l'on pourrait attribuer à "L'écriture est une existence" et qui te concerne particulièrement : « Ecrire est une manière de mettre en scène le secret, l'interdit, la passion, l'énigme, l'inachevé, l'inavouable. »
On sait l'importance que l'écriture a eue pour toi : « Si je n’avais pas eu à ma disposition l’écriture, je serais morte depuis longtemps, je n’existerais pas ou je n’existerais plus... »
Chacun a ses raisons d'écrire (ou ne ne pas écrire). Certains ont le besoin d'écrire pour évacuer quelque chose qui pèse sur leur conscience ou sur leur misère ; ceux-là n'en feront peut-être pas état.
L'écriture a été pour toi un exutoire et ta rédemption. En ce sens tu as eu raison d'écrire.
Bonjour @Amonia Zyra, merci pour cette tribune sur l'écriture, qui est pour moi telle que vous la transcrivez. La plupart des livres que j'ai lu, sont ceux que ma mère me prêtait à des moments de ma vie où justement c'était "Le livre" qu'il me fallait. Je découvrais alors, dans chaque histoire : des messages qui m'aidaient à poursuivre mon chemin, à prendre conscience de certaines choses et de voir plus loin que le bout de mon nez... L'écriture est un vrai partage, un héritage, qui libère notre esprit de toutes nos pensées, de nos émotions, qui resteraient enfermées à jamais, si elle n'existait pas. Tant que nos pensées peuvent apporter un réel réconfort pour le lecteur qui nous lit... Amicalement. Cristina