Manier les temps de narration correctement sous peine de perdre le lecteur QUAND ON SE MÉLANGE LES PINCEAUX.
Les temps narratifs malvenus sont incroyablement fréquents en autoédition. Pour l'auteur qui file son intrigue en pensant à bien d'autres détails, mélanger involontairement passé et présent dans un même récit est vite arrivé !
De son côté, le lecteur aura l'impression que les personnages sont victimes de translations spatio-temporelles dignes d'un ouvrage de SF, ou se livrent à des acrobaties philosphico-ésotériques déjantées, du genre « je serai hier et j'étais demain ». ?
Exemple :
« Je la regarde s'approcher. Que va-t-elle faire ?
Elle était inquiète. Elle prit le temps de regarder les autres avant de me sourire. Je me demande ce qui l'effraie. »
Cela vous paraît énorme ? À présent que j'ai attiré votre attention là-dessus, vous risquez pourtant de remarquer très souvent des maladresses de ce genre dans les publications d'autrui.
Pour les éviter dans vos manuscrits, il suffit de vous relire attentivement en veillant à ce que tout le texte soit au même temps de narration, sauf…
QUAND C'EST FAIT EXPRÈS.
Car bien entendu, je ne visais pas dans le paragraphe précédent les transitions volontaires, destinées à marquer une réminiscence ou un « arrêt sur image ».
● La réminiscence
« Il la regarde s'approcher. Pourquoi lui rappelle-t-elle Paula jeune fille, vingt ans plus tôt ?
Elle portait une robe impeccable, assortie à sa gravité de jeune fille sage. Elle semblait inquiète. Chaque pas était comme une petite victoire coûteuse. Et pourtant, elle avançait vers lui.
Ce soir, ce n'est pas Paula qui s'avance, mais il a l'impression d'entendre sa voix quand l'inconnue lui dit en souriant (…) »
En l'occurrence, le passé est employé au sein d'un texte au présent pour évoquer un souvenir.
Non seulement le passage concerné doit être isolé dans un paragraphe distinct, mais il est recommandé de le mettre en italiques pour faciliter la compréhension de ce décalage temporel. Et, pour plus de sûreté, mieux vaut aider le lecteur à se resituer dans l'histoire (« ce soir »)…
● L'arrêt sur image
« Il la regardait s'approcher, dans sa robe impeccable qui lui donnait une allure de jeune fille sage.
Elle est inquiète. Chaque pas semble une petite victoire. Pourtant, elle avance vers lui et sourit…
Éric sursauta quand elle lui tendit la main. »
Dans cet autre cas, la narration au passé s'interrompt un instant, comme si le temps restait suspendu afin de mettre en valeur une brève action ou description.
Le présent souligne l'importance, la densité de cet événement, et traduit l'intensité émotionnelle vécue par le personnage principal, qui a l'impression d'observer la scène au ralenti.
Il est indispensable de consacrer à ce passage un paragraphe distinct.
Attention, il n'est pas rare que les lecteurs non habitués à de tels procédés de style les considèrent comme fautifs. Il est prudent d'en rajouter un peu pour mieux se faire comprendre, comme avec le verbe « sursauter », qui indique que le personnage émerge d'une sorte de transe.
QUAND L'ORTHOGRAPHE S'EMMÊLE. (rassurez-vous, c'est un jeu de mots)
Lorsque seul un « s » final, présent ou non, distingue un temps de l'autre à la première personne du singulier, on peut confondre…
● Le passé simple (sans s final) et l'imparfait (avec s).
Petit rappel
Dans les verbes du premier groupe (ceux qui finissent en -er), la première personne du singulier prend un s à l'imparfait, mais pas au passé simple :
Cette fois, je mangeai
Chaque dimanche, je mangeais.
D'où la faute très fréquente :
« Lorsque je le vis, j'hésitais à le saluer » au lieu de « j'hésitai » (passé simple).
Ou, à l'inverse :
« Chaque jour, je me promenai des heures » au lieu de « me promenais » (imparfait).
Pour ne pas se tromper, rien de très compliqué : Le passé simple correspond à une action ponctuelle, datée avec précision (« hier », « à cet instant », « quand je la vis », etc).
C'est le temps du récit à proprement parler, celui qui décrit les actes et les réactions :
« Alors le chevalier brandit son épée. Le monstre prit peur et s'enfuit. »
L'imparfait indique une action qui dure ou se répète (« d'habitude », « jadis », « en ce temps-là », « toujours », « chaque lundi », « quand j'étais jeune », etc).
D'une manière générale, c'est le temps qui sert à décrire le contexte du récit.
« Il faisait un temps superbe et Johan se sentait heureux. »
Lorsque le doute persiste, il existe 2 méthodes :
– Remplacer la première personne du singulier par la deuxième.
« Chaque jour, tu te promenais des heures. » (et non « tu te promenas »)
mais :
« À ma vue, tu hésitas. »
Cependant, il arrive que l'on utilise l'imparfait, même dans un contexte daté avec précision et sans notion d'habitude, afin de marquer une action qui traîne un peu en longueur :
« À cet instant, tu hésitais encore. »
De même, il peut arriver que l'on utilise le passé simple, même dans un contexte répétitif, par exemple afin de marquer la volonté d'un personnage, le caractère exceptionnel ou héroïque d'un événement :
« Chaque jour, tu fis une petite promenade pour leur prouver ta détermination. Tu ne cessas d'affirmer cette santé qui pourtant te fuyait. »
Par conséquent, le remplacement par « tu » ne permet pas de trancher à coup sûr, à moins que l'auteur ne soit assez expérimenté pour savoir s'il veut employer à cette occasion le passé simple ou l'imparfait – auquel cas il saura sans doute aussi s'il doit ou non mettre un s final. ?
Je préconise donc la seconde méthode, infaillible :
– Remplacer votre verbe du premier groupe par un verbe du 2e ou 3e groupe.
Petit rappel
Les verbes du 2e groupe sont ceux qui se terminent par -ir et possèdent un participe présent en -issant, à l'exception de haïr : finir, bâtir…
Ceux du 3e groupe sont les verbes qui se terminent par -ir mais n'ont pas un participe passé en -issant, par exemple : dormir ; ceux qui se terminent en -oir, par exemple : savoir ; et tous ceux qui se terminent en -re : décrire, croire, peindre, craindre, tordre, coudre, poindre, mettre…
« En le voyant, je crus (…) » : c'est le passé simple qui s'impose.
« Chaque jour, je faisais une petite promenade » : c'est l'imparfait qui convient.
● Le futur (sans s final) et le conditionnel (avec s).
Petit rappel
La première personne du singulier prend un « s » terminal au conditionnel, mais pas au futur :
Si je le pouvais, je serais…
Demain, je serai…
D'où la faute :
« Je te promets que je serais au rendez-vous » au lieu de « je serai » (futur),
ou, à l'inverse :
« Crois-moi, je prendrai volontiers sa place » au lieu de « je prendrais » (conditionnel)
Comment l'éviter ?
– Reformulez mentalement la phrase en y ajoutant « demain » ou « si je le pouvais » pour mieux définir le sens :
« Je te promets que demain (futur), je serai au rendez-vous »
« Si je le pouvais (conditionnel), je prendrais volontiers sa place »
– Si le doute persiste, transposez le verbe litigieux à la première personne du pluriel :
« Je te promets que nous serons au rendez-vous » (et non « serions ») : il s'agit visiblement d'un futur.
« Nous prendrions volontiers sa place, mais… » (et non « nous prendrons ») : il s'agit d'un conditionnel.
QUAND LA CONCORDANCE EST DISCORDANTE.
La concordance des temps est la règle d'harmonisation des différents temps employés dans un récit. Elle constitue l'un des écueils qui font sombrer les ouvrages inaboutis.
Pour naviguer en toute sécurité, il vous faut envisager votre récit comme un décor de cinéma où vous allez régler des éclairages et déplacer des caméras.
● ÉCLAIRER LE DÉCOR
Le présent ou l'imparfait marquent le temps général du récit.
C'est, en quelque sorte, la toile de fond de votre histoire.
« Lorsque commence cette aventure, nous sommes en 1920. »
« Il était une fois… »
« C'est la nuit de Noël, tout le monde dort. »
« Il faisait nuit. »
À vous de choisir si vous préférez raconter votre histoire au présent ou au passé ; c'est une question de goûts. Le passé est réputé plus classique, le présent plus moderne, mais bien d'autres facteurs entrent en jeu, notamment le genre littéraire (roman historique, roman intimiste, etc), l'ambiance recherchée, le public visé…
● SOULIGNER L'ACTION
Dans un récit au passé, le passé simple ou le passé composé marquent des moments précis, comme si l'on pointait un projecteur sur un personnage ou une action pour les mettre en valeur.
« Le prince aperçut la princesse »
« J'ai couru pour lui échapper. »
Le passé simple et le passé composé scénarisent de façon différente.
– Le passé simple est plus classique, mais aussi plus dramatique, plus théâtral.
« Il s'approcha et me toisa » sera plus impressionnant que « Il s'est approché et m'a toisée ».
« Alors vint le temps des Héros » frappera davantage l'imagination que « Alors est venu le temps des Héros ».
– Le passé composé peut renforcer une évocation intime des sentiments des personnages. D'autre part, il traduit plus facilement le ton de désinvolture, de familiarité qui convient à certains récits.
« J'ai eu peur, je me suis enfuie » sera sans doute plus efficace, plus haletant, plus réaliste que « j'eus peur et je m'enfuis ».
« La première fois que j'ai rencontré Rodrigue, il m'a regardée de haut. Je lui ai tiré la langue » est moins guindé, plus vivant que « La première fois que je rencontrai Rodrigue, il me regarda de haut. Je lui tirai la langue ».
À vous de choisir votre temps en fonction du genre littéraire, de l'atmosphère que vous voulez rendre et, avant tout, de ce qui vous met le plus à l'aise.
L'essentiel est de ne pas mêler passé simple et passé composé en tant que temps de narration, comme dans :
« Je fis face. Il s'est approché. Je le regardai dans les yeux. Il m'a rendu mon regard. »
● COMBINER LES DEUX ÉCLAIRAGES
En mélangeant imparfait et passé simple (ou composé), on joue de différents effets sur notre scène de théâtre : la lumière d'ambiance, qui éclaire le décor, et les « poursuites », ces projecteurs qui suivent et rythment l'action en se fixant sur des personnages ou des actes précis.
« Il faisait de plus en plus sombre. Il apparut à l'autre bout de la ruelle. À sa vue, je courus vers l'avenue. Les pavés glissaient sous mes pieds, l'obscurité s'épaississait. Je me tordis la cheville. »
Autre illustration avec le passé composé :
« Il faisait de plus en plus sombre. Il est apparu à l'autre bout de la ruelle. À sa vue, j'ai couru vers l'avenue. Les pavés glissaient sous mes pieds, l'obscurité s'épaississait. Je me suis tordu la cheville. »
● SE DÉPLACER DANS L'ÉPAISSEUR DU RÉCIT
C'est une autre dimension de votre travail d'auteur-réalisateur : le positionnement dans le temps. Il ne s'agit plus de régler des éclairages, mais de suivre l'action avec votre caméra.
Pour simplifier, imaginons qu'il y en a une seule, qui se déplace en avançant ou reculant sur un rail ; c'est l'une des possibilités offertes par ce que l'on appelle au cinéma le travelling.
En l'occurrence, votre caméra virtuelle ne va pas se déplacer dans l'espace, mais dans le temps, pour filmer aussi le passé et le futur du récit : aucune histoire, même linéraire, ne se raconte entièrement au présent ou entièrement au passé (simple ou composé).
Là où cela se complique, c'est que la profondeur de champ – passé proche ou lointain, futur proche ou lointain –, devra être indiquée par l'emploi de temps différents. Ce sera l'objet du prochain article.
Elen Brig Koridven
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Bien amicalement,
Elen
@Elen Brig Koridven Que de précieux conseils pour, enfin, vaincre les temps narratifs malvenus, inadéquates... Votre article est extrêmement clair, et facile à appliquer; que cela en est d'autant plus frustrant pour ceux ou celles qui s'en mêlent les pinceaux... Respectueusement Jean-Claude.
Je citerai cette phrase de Jean d'Ormesson : "Jouer avec les temps de verbe, c'est faire ses gammes d'écrivain. Je crois que j'ai passé des heures à hésiter, dans une phrase, entre le présent, l'imparfait et le passé simple." (cf. Garçon de quoi écrire)