Fred se tenait là, devant moi, ses grosses pattes sur mes épaules. Il avait planté ses yeux dans les miens. Ça ne me posait pas de problème qu’il tente de me calmer en collant son visage si près et en prenant cette voix douce qui lui était inhabituelle, mais Fred avait ce sérieux penchant pour la bière qui se répercutait horriblement dans son haleine. Derrière lui, prenant un air aussi concerné que possible, il y avait le gros Bill. Le front bas et l’œil vide, il s’exprimait par monosyllabes, approuvant tout ce que pouvait dire Fred. Ces deux-là étaient inséparables. Ensemble depuis tant d’années, leur couple était connu de tout le milieu. Moi,j’étais le bleu, le petit nouveau, le novice, le gamin, le puceau en quelque sorte et si je faisais le bravache,je dois bien reconnaître que je n’en menais pas large.
C’est le beau Serge qui m’avait repéré et, un soir que je traînais en boîte, j’avais été abordé par Paulo l’élégant qui avait su trouver les mots, toucher mes points sensibles, attiser ma curiosité et m’avait poussé à assumer mes penchants. Pendant quelque temps,je m’étais contenté de fréquenter la fine équipe, de les observer fricoter ensemble. Mais un soir que nous étions réunis dans la villa de Serge, ils s’étaient rapidement concertés et avaient décidé que j’étais prêt et qu’il me fallait prendre mes responsabilités, passer enfin à l’acte. Leur décision m’avait flatté, bien sûr, mais j’avais aussi senti monter en moi une angoisse grandissante. La chose était d’importance et franchir le pas allait sans aucun doute bouleverser ma destinée. Pour mon baptême, mon dépucelage,comme ils disaient, Serge avait décidé de me confier aux inséparables Fred et Bill qui avaient depuis longtemps fait leurs preuves et jouissaient d’une expérience incomparable. Nous nous étions isoléstous les trois dans la petite chambre du haut et, devinant ma nervosité, Fred avait entrepris de me rassurer et de me mettre en confiance. C’était un tactile et il avait ce besoin de tripoter sans arrêt la personne à laquelle il s’adressait. Sentir ainsi ses grandes mains peser sur mes épaules était censé me détendre mais ça ne m’empêchait pas de transpirer des aisselles, de sentir mes genoux flageoler. Pour être tout à fait franc, je serrais les fesses.
« Le mieux, dit Fred c’est d’essayer tout de suite, comme ça,tu te rendras compte par toi-même. Tu verras, c’est la première fois qui est un peu difficile mais après ça passe tout seul et il y en a même qui ne peuvent plus arrêter et deviennent accros. »
Sur ces mots,il sortit son engin qui, sur le coup, me parut énorme et me dit de le prendre en main, ce que je fis sans trop d’assurance. La chose était bien plus grosse et lourde que je ne m’y attendais et je la soupesai un instant sans oser aller plus loin. J’entendis alors le gros Bill dire d’un ton qui se voulait enjoué : « J’ai exactement le même, si tu veux,après,tu pourras l’essayer ». Ça devait être la phrase la plus longue qu’il ait jamais prononcée, ce qui lui valut un regard inquiet et vaguement réprobateur de la part de Fred.
« Àprésent,je te suggère de faire ça pour de vrai, pas la peine de simuler,ça n’avance à rien,dit Fred. Alors,je t’ai mis de côté une bonne petite affaire facile qui n’opposera pas de résistance. »
Il me demanda de remettre son truc dans son étui puis il nous fallut prendre la voiture pour rejoindre les quartiers sombres de la ville.
Le véhicule était stationné à l’entrée du chemin qui menait au bois. Cette allée était un peu moins fréquentée que les autres et personne ne prêtait attention à nous. La nuit était claire et la lune presque pleine ce qui faisait que nous pouvions très nettement voir arriver les promeneurs en recherche de petits plaisirs nocturnes. Le gros Bill avait les yeux rivés au rétroviseur et avertissait de l’arrivée des passants mais jusque-là,mon client ne s’était pas présenté.
Pour meubler un peu le temps, Fred m’expliqua que pour ma première fois,j’aurais droit à plusieurs coups si nécessaire mais qu’il me fallait être détendu et précis pour ne pas décharger trop vite et être certain de bien appréhender la cible.
Soudain,Bill se manifesta. Retrouvant son style concis habituel, il lâcha : « La voilà la petite tarlouse ! » Un homme mince en costume bleu nuit avançait d’un pas assuré vers les fourrés, reluquant à l’intérieur des voitures s’il pouvait y trouver son bonheur.
Fred sortit de nouveau son matériel et me le fourra d’autorité dans la main. C’était un Beretta 92F calibre neuf millimètres avec un chargeur à dix coups. Bill fit descendre la vitre latérale au moment où l’homme arrivait à notre hauteur. Celui-ci se penchapour voir. Je ne sus jamais si je lui plaisais. Rapidement, sans réfléchir, je visai au juger et je tirai. La voiture démarra en trombe, laissant derrière elle le corps sans vie du contrat que je venais d’exécuter.
C’était mon premier client, c’était ma première fois. J’ai appris le lendemain dans les journaux qu’il était un des gros bonnets de la pègre, concurrent direct du beau Serge. Depuis, des années se sont écoulées et il se passe rarement une semaine sans que je tire un coup. Si un de ces jours,vous passez dans le coin, demandez à parler à Mimi la gâchette, ça me fera plaisir de discuter un peu. Et puis, sait-on jamais, je peux rendre des services.
Vous avez écrit un livre : un roman, un essai, des poèmes… Il traine dans un tiroir.
Publiez-le sans frais, partagez-le, faites le lire et profitez des avis et des commentaires de lecteurs objectifs…
Merci @Marie Morganti mais alors que dire du vôtre et de l'histoire bouleversante que vous nous servez. Si la dérision et la fantaisie loufoque me sont familières, votre délicatesse , votre sensibilité et la redoutable efficacité de votre récit arracheraient, j'en suis certain, des larmes à un rocher à l'âme de pierre. (pas mal l'image, dés que mes larmes auront séché j'irai la recopier sous votre nouvelle.)
@Yannick Bacro : On reconnaît toujours le beau style, en l'occurrence le vôtre, Yannick, qui glisse et qui joue, qui pique et fait mouche, qui nous mène par le bout sa plume ! Bravo ! M.M.
Comme il se doit @PhilippeMangion !
Bravo @Yannick Bacro pour cette nouvelle tout en ambiguïtés et quiproquos où l'on peut une fois de plus admirer ton style maîtrisé et efficace. Il y a un côté Audiard où tout est bien qui finit bien, c'est-à-dire avec un bon bastos dans la calebasse d'un concurrent. A prendre au second degré, comme il se doit.