Pour Pierre Lemaitre, l’obtention du Goncourt en 2013 pour "Au revoir là-haut" fut un choc brutal. Recevoir ce Prix, c’est passer d’une invitation au Cercle des Poètes de Vazy-en-Brouette, à une séance de dédicaces au Pavillon Gabriel où même les libraires doivent faire la queue pour quémander un autographe. Du jour où il reçut la distinction, Lemaitre fut saisi du complexe de l’imposteur : "une tête énorme de Bernard Pivot, l’homme fort du jury, m’est apparue plusieurs nuits d’affilée. Elle se penchait sur moi en criant : “On s’est trompés, rendez-le !”[1].
Il est vrai que le récipiendaire venait de l’univers du polar, un genre largement méprisé. Pour autant, cette reconnaissance ne fait pas nécessairement de Au revoir là-haut un mauvais livre, les jurés peuvent parfois avoir du goût ! Je risquerais de vous faire fuir si je vous disais qu’il s’agit d’un roman historique explorant le destin tragique de deux anciens combattants de la Première Guerre mondiale. Sauf que sous la plume de Lemaitre, c’est tout autre chose, c’est l’instantané d’une époque meurtrie où l’auteur décrit de manière jouissive le funeste destin des Péricourt sur fond d’arnaque aux monuments aux morts. Les Péricourt furent grands, ils ne sont plus qu’océan de souffrance, de cupidité et de bassesses en tout genre. Magistral du début à la fin, c’est un plaisir de lecture rare et intense. Zola et Balzac auraient écourté leurs descriptions s’ils avaient lu Lemaitre (mais c’est certain, il y a du Zola chez Lemaitre) !
Au revoir là-haut est le premier volet d’une trilogie intitulée Les Enfants du désastre. Si vous êtes pressés, passez les deux autres volumes et attaquez directement la tétralogie qui suit, Les Années Glorieuses, dont seuls les deux premiers opus, Le Grand Monde et Le Silence et la Colère sont à ce jour disponibles. On abandonne les Péricourt (enfin, pas complètement…) pour atterrir chez les Pelletier, qui n’engendrent pas, eux non plus, la mélancolie. Lemaitre nous fait voyager avec un égal bonheur de Beyrouth à Saïgon en passant par Paris, adjoignant aux héros une galerie de personnages secondaires plus fascinants les uns que les autres. S’il ne fallait citer que deux des six Pelletier, je retiendrais le couple formé par Geneviève et Jean. Jean dit Bouboule est le fils aîné, psychopathe avéré et meurtrier à ses heures, qui rate tout ce qu’il entreprend, à commencer par son mariage avec l’abominable Geneviève. Bouboule vient de créer (hommage à Zola), un grand magasin dont l’ouverture approche. Son abominable épouse, la cultissime Geneviève, est tellement mauvaise qu’il est difficile de ne pas succomber devant tant de méchanceté, on tombe forcément sous le charme.
Si la famille est le premier creuset narratif, le foyer de toutes les névroses, le destin familial des Pelletier va bien au-delà de leur cercle intime et s’insère dans un magnifique portrait d’une époque, celle du début des Trente Glorieuses, abordée par son côté le plus sombre. Les affaires frauduleuses que raconte Lemaitre, s’inscrivent dans la destinée de ses personnages de manière paradoxale : le lecteur se doit de réprouver les arnaques sur le plan moral, mais il est conduit à en apprécier la narration, quitte à ressentir une sorte de plaisir coupable.
Un aspect remarquable du travail de Lemaitre est la manière dont il insère sa fiction dans la réalité historique. Il ne cherche jamais à faire entrer au chausse-pied la petite histoire de ses personnages dans la Grande. C’est au travers de ce que vit Etienne, le fils cadet des Pelletier, qu’il nous plonge dans le traumatisme de la colonisation en Indochine.
Ce sont les personnages de fiction qui apportent leur verve aux œuvres historiques de Pierre Lemaitre. Il est avant tout scénariste, maître dans l’art de tisser des intrigues. C’est pourquoi, me semble-t-il, son talent éclate avec plus de brio encore dans ses polars et autres thrillers. Rédigés avec une telle subtilité, une telle précision et tant de rigueur, ils élèvent ce genre littéraire au rang d’art majeur. D’ailleurs, Stephen King et le Times ne s’y sont pas trompés en comparant Lemaitre à Stieg Larsson, l’auteur de la série Millennium. Ce Lemaitre, c’est celui d’avant 2013. Des titres ? Travail soigné, Alex, Robe de marié, Sacrifices, Cadres noirs, surtout ce dernier sur lequel je vais m’attarder.
Dans ces polars, la complexité narrative n’est pas moindre et les caractères sont tout aussi fouillés que dans les romans historiques plus tardifs. Il se contente d’élaguer les intrigues secondaires, voilà tout. Psychologue de formation, Lemaitre insuffle une profondeur émotionnelle remarquable à ses enquêtes et à ses personnages. Ses récits ne passent sous silence aucun des dilemmes moraux auxquels ces derniers sont confrontés.
Dans Cadres Noirs, un thriller psychologique, pour moi son meilleur livre, il aborde le thème de la crise économique et du chômage. Alain Delambre, le héros, nous le dit : “L’espoir […] est une saloperie inventée par Lucifer pour que les hommes acceptent leur condition avec patience.” Ancien DRH de 57 ans au chômage depuis quatre ans, il voudrait juste un boulot, plutôt d’exécutant consciencieux que de manager, afin de ne pas décevoir sa femme et ses filles. Et pour pouvoir continuer à payer sagement le crédit de l’appartement. Mais une série d’événements vont transformer cette routine désenchantée en un destin complètement irrationnel. Le piège va se refermer de manière inéluctable sur Delambre. La rage va s’emparer de lui. Le roman est l’histoire d’une métamorphose. Lemaitre fait semblant de nous faire espérer, jusqu’à la fin, que Delambre va retrouver le goût du bonheur..
Le roman est un maelström subtil de machiavélisme et de tendresse. Machiavélisme dans les dédales de l’intrigue et tendresse dans la peinture de ce vieux couple uni et de ce père lucide, plein d’amour pour ses grandes filles. Chez beaucoup d’entre nous, nous dit Lemaitre, Mr Hyde n’est jamais très loin du docteur Jekyll. Sans la moindre leçon de morale, le roman nous offre une réflexion profonde sur la condition humaine.
Arte a produit une mini-série de six épisodes, Dérapages, à partir de Cadres Noirs, avec Éric Cantonna dans le rôle principal. N’épiloguons pas, le récit est édulcoré et le résultat très décevant. Il ne doit pas être facile de porter à l’écran les œuvres romanesques de Lemaitre. Il s’y est essayé lui-même, en tant que co-scénariste, pour l’un de ses romans à suspense, Trois jours et une vie. Le film avec Sandrine Bonnaire et Charles Berling est très lent, probablement parce que trop proche du roman et sans véritable écriture cinématographique. En revanche, Albert Dupontel s’en est fort bien sorti en adaptant en 2017 Au revoir là-haut. Il faut dire que le livre tourne autour de personnages abracadabrantesques propres à nourrir l’imaginaire. Et celui de Dupontel n’est jamais en reste. Le résultat est particulièrement réussi, servi par une réalisation inventive et magistrale.
Lire Pierre Lemaitre, c’est un peu comme manger du chocolat noir : intense, parfois amer, mais tellement bon qu’on en redemande ! Alors, préparez-vous à une nuit blanche et à de sérieux cernes, car une fois ouvert, ses livres sont impossibles à refermer. “C’était une romantique, ta mère, tu comprends ? Elle avait lu des romans, c’est jamais bon ces choses-là, ça déforme la tête.” (Pierre Lemaitre, Miroir de nos peines)
Cet article a été écrit par une auteure monBestSeller.
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Bonjour @Michel Laurent,
Je lis avec gourmandise l'ensemble des livres de Pierre Lemaître, et comme vous, je suis restée un peu sur ma faim après "le silence et la colère" où Lemaître m'a paru mener plusieurs histoires en parallèle sans qu'elles ne parviennent à se rejoindre (même si on ne s'ennuie pas une seconde, effectivement). J'ai une préférence pour "Miroir de nos peines" et sa galerie de personnages truculents, sur un fond historique de débacle et de désorganisation de la société nous permettant de suivre avec tant de plaisir le personnage pas si secondaire de diplomate/chirurgien/prêtre, en gourou précurseur des fake news. Un régal!
@Michel Laurent oui oui, du chocolat noir de la plus haute qualité, j'abonde totalement! C'est addictif, Pierre Lemaître... l'été dernier, Le silence et la colère m'a dévorée (ou alors c'est moi qui l'ai dévoré?), comme avant Le grand monde. J'ai passé le virus à mon beau-père et à sa compagne, on n'arrive pas à décrocher du Pierrot! Je vais donc patienter pour les deux autres tomes et poursuivre cette addiction, grâce à vous, en m'attaquant à ses polars, notamment Cadres noirs. Merci!!
PS : J'ajoute qu'Au revoir là-haut, c'est un récit intelligent, captivant et poignant, idéal pour des jeunes qui étudient, en roupillant parfois en classe, la première guerre mondiale...
Pierre Lemaître écrit très bien et sait raconter des histoires, cette double compétence fait que ces textes sont le meilleur conseil de lecture pour les gens qui n'ont pas l'habitude de lire/aiment lire. Ils liront une langue française soignée et partiront en voyage dans des univers variés et splendidement (re)constitués et incarnés. Donc oui, c'est un grand auteur.
Bonjour @Michel laurent,
N'ayant jamais lu Pierre lemaitre, je peux difficilement réagir à cette tribune, mais l'absence de commentaires m'incline à forcer un peu les choses...
Comme tu le sais, le genre polars et thrillers, je ne cours pas après ;-). Cependant, ayant vu et beaucoup apprécié le film de Dupontel, j'ai commandé "Au revoir là-haut", encouragée par ta tribune.
Merci pour ce billet passionné et passionnant,
Michèle