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Du 18 oct 2023
au 18 oct 2023

L'imperméable

L’imperméable avait une chaude voix d’ange. L’imperméable avait une chaude voix d’ange.

Je n’avais qu’une envie, m’envelopper d’une douche chaude. Fermer les yeux et laisser la vapeur détendre ma nuque : elle soutenait le poids de mon corps lourd, comme une pierre angulaire fatiguée. C’était paradoxal quand on pensait qu’actuellement, je pestais contre la pluie qui glissait, froide, vitreuse, sur la paroi floutée de l’abribus.

 

Deux mouches prisonnières s’agitaient rageusement dans le cache de la lampe au néon, produisant de petits chocs secs qui m’intriguaient. Je levai la tête en clignant des yeux, pour tenter de les apercevoir tout en voilant de mes cils la lueur blanchâtre, mais le bruit de leur vol, qui me guidait, s’estompa quand mon cœur rata un battement. Une ombre venait de couler derrière la paroi de l’abribus. Moins d’une seconde plus tard, un choc sourd ébranlait le plexiglas. J’avais retenu ma respiration. Tétanisée, je n’osais pas vider mes poumons. Quelqu’un venait de se jeter de tout son poids contre l’abribus. J’avais oublié que je n’étais pas seule au monde. À présent, j’étais seule avec lui. Avec lui et deux mouches.

 

L’épaisse paroi, autrefois translucide sûrement, portait la marque sombre d’une épaule massive qui lui servait désormais d’arc-boutant. Je déglutis enfin ; reculant légèrement, comme m’enfonçant vers l’arrière, j’observai la silhouette. Il était grand. Très grand. Des articulations de ses longs doigts, il se mit à cliqueter sur la paroi. Il avait dévié le cours de la pluie, elle tombait en filets argentés sur le pourtour de son imperméable. Pourquoi restait-il sous la pluie ?

Ce fut en resserrant mes pieds que j’aperçus, sous le montant inférieur de la séparation, l’éclat luisant d’une chaussure vernie. Je ne sus pourquoi, cela me donna le courage de lever les yeux. Il balançait la tête. D’avant en arrière. Lentement. Et derrière lui, une masse informe, indistincte. Comme une aile, étirée, brune, effilée.

 

Le bus déboula crissant, ses pneus patinant dans les flaques ; ils firent jaillir alentour une gerbe de gouttes dorées par l’éclat de ses phares. Transie, je repris mes esprits comme si ce bruit m’avait giflée. La seconde que les portes prirent pour s’ouvrir dura cent ans. Elles étaient à peine entrebâillées que je bondis, franchis les marches et m’engouffrai sur le seuil. Me raccrochant à la barre d’appui et validant mon pass en négligeant le regard curieux de la conductrice, je soupirai. Mes jambes tremblaient de l’impression d’avoir échappé à je ne savais quel diable. Mais il m’avait suivie. Je reconnus sa présence dans mon dos. Un parfum de vigne en fleurs et un souffle sur ma nuque brûlante.

« Bonjour… », lâcha-t-il simplement, à l’attention de la conductrice, comme je m’éloignais pour gagner ma place.

 

L’imperméable avait une chaude voix d’ange. Je ne sus jamais ce qu’il était advenu des deux mouches.

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Très belle nouvelle où l’atmosphère est subtilement oppressante et l’écriture pleine de contrastes. Le style est à la fois délicat et tendu. Désir de chaleur réconfortante qui contraste avec la froideur de la pluie qui tambourine sur l’abribus. La tension est palpable, face à l'incertitude de la narratrice devant cette silhouette mystérieuse.

Le détail des deux mouches ajoute une touche de réalisme presque absurde, original et savoureux, tandis que la silhouette mystérieuse devient une présence presque surnaturelle, à la fois inquiétante et fascinante. L’arrivée du bus n’apporte pas le soulagement attendu. L’impression de sécurité espérée s’évanouit dès que le personnage énigmatique la suit. La nouvelle excelle dans l’équilibre entre le réel et l’imaginaire. Bravo.

Publié le 18 Octobre 2024