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Du 10 oct 2018
au 10 oct 2019

De fille en aiguille : Coup de coeur du concours de nouvelles monBestSeller 2019

De fille en aiguille de Nadine F

Par un matin d’enfance comme tant d’autres, tout juste sortie de mon lit, j’avançais, à pas de petite louve hésitante, en direction des bruits de vaisselle qui me parvenaient de la cuisine.

Elle était là, cigarette au bec, les yeux plissés à cause de la fumée – revêtue de deux tabliers, l’un sur l’autre, passés par-dessus une robe légère – fébrilement occupée à son ménage, le centre de son monde, comme si rien n’était plus important dans la vie que de briquer son univers domestique.

Elle n’a rien dit quand je me suis approchée d’elle, ne modifiant rien à ses gestes, et de mon côté, également silencieuse, je l’observais en tentant, comme chaque matin, de deviner quelle pouvait être son humeur.

Allait-elle rire, chanter, et m’entraîner dans sa gaieté ? Allait-elle rouspéter et me dégager de son chemin comme elle l’aurait fait d’un objet incongru inopinément surgi dans son décor ?

Quelle était la mère de ce matin-là ?

Je savais que je pouvais aussi bien être aimablement accueillie que méchamment rabrouée, accusée de faire exprès d’arriver sans bruit pour la surprendre, elle ou « quelque chose » qu’elle aurait eu à cacher.

Y avait-il là un secret et quelpouvait-il être ? Ce n’était jamais dit, mais ça paraissait important car le père aussi se fichait en rogne, hurlait et même parfois me giflait lorsque j’arrivais en catimini.

J’ai attendu qu’elle daigne prendre conscience de ma présence, jusqu’à ce qu’elle sursaute et, comme redouté, me reproche vertement mon arrivée trop discrète, cette intrusion dans la matrice de sa petite vie bien ordonnée. Mon arrivée indiscrète.

Et puis, du fond de sa colère à être sans cesse ainsi surprise de mon existence, elle s’est mise à parler tandis que je restais là, aussi figée qu’une stalactite, souffrant autant que me nourrissant de cette froidure qui me tombait dessus, s’emparait de tout mon être et me pénétrait jusqu’à la moelle.

Le souvenir s’est alors incrusté en moi de ce que j’ai vécu, sans rien en laisser paraître, sous le flot de paroles jaillissant de ces lèvres dont je n’ai jamais connu le baiser.

Je me suis retrouvée étouffée par l’envie de crier, de lui dire de se taire, de l’empêcher de prononcer les mots qui allaient confirmer ce que je savais déjà.

Et puis, collé à ce refus, le besoin de savoir, le oui à sa vérité, aussi brutale et douloureuse soit-elle, a pris le dessus et c’est le souffle chaotique que je l’ai écoutée parler, raconter comme on se vide, comme on se nettoie, comme on s’allège de ce qui nous encombre.

Toujours aussi discrète, je suis restée muette afin de favoriser le remplissage écœurant de cette poubelle qu’était devenue mon oreille tandis que sans aucun égard pour mes fragilités d’enfant, sans même me regarder, elle racontait.

Son refus de cette grossesse non désirée qu’elle n’était pas parvenue à interrompre.

Son père qui détestait le mien et avait tenté de le tuer à coupsde fourche.

Le lieu infâme où elle avait été recueillie, elle la « fille mère », pour cacher la honte de ce ventre qui ne parvenait qu’à peine à s’arrondir au fil des mois.

Les neuf kilos qu’elle avait perdus au fur et à mesure que le temps passait et que l’accouchement approchait. Sa maigreur de victime de cette chose qui la dévorait de l’intérieur comme une maladie pernicieuse : moi.

Ce terrible accident au cours duquel elle avait traversé le pare-brise d’un camion pour aller atterrir, gravement blessée et couverte de sang, au beau milieu d’un champ.

Son espoir quand, du fin fond de ses souffrances, elle avait entendu un médecin lui dire qu’elle allait certainement perdre son enfant. Et puis, non, hélas, je m’étais accrochée !

Plus tard, cet allaitement impossible, ces seins arides qui n’avaient rien à me donner.

Elle a terminé sur ces mots qui se sont gravés en moi :

Pour ne rien arranger, tu es née par le siège et ton père a dit :« Une fille, c'est tout ce que tu m’as fait ! Et en plus,la première chose qu’elle montre en arrivant,c’est son cul ! »

C’était la première fois que j’étais enceinte et si je n’avais pas été si conne,tu ne serais pas née… pourtant,j’ai essayé plusieurs fois de te faire passer avec des aiguilles à tricoter !

Je n’ai rien dit, rien répondu. Je n’ai pas davantage ri que pleuré.

J’étais ce bloc de glace dans un souterrain sombre, j’étais cette statue roide sculptée par le souffle sans pitié de ses révélations dont l’inédite crudité me mordait cruellement.

Pour le reste,je savais. Depuis toujours,mon âme en détresse était imprégnée de ces vérités-là.

Mais c’était la première fois que des mots étaient mis sur ce rejet qui allait me poursuivre toute ma vie, ce rejet de l’être dont elle ne voulait pas, cet être qui était venu, envers et contre tout, envers et contre son désir et sa volonté, s’imposer au monde, s’imposer dans son monde.

La première fois qu’était reconnu, plus encore que mon insignifiance, mon non-droit à l’existence, moi son enfant unique qui avait évité l’aiguille à laquelle d’autres n’échapperaient pas.

La première fois que me frappait de plein fouet la double culpabilité d’être née, et d’être née fille, que, j’en suis certaine, je portais en moi depuis bien avant mon premier cri en ce monde.

Cette première fois allait être suivie de bien d’autres, souvent fort douloureuses pour la voyageuse de la vie que je suis devenue, alourdie de cet infernal sac de misères qui fut si difficile à alléger au fil des décennies.

Et toujours cette lutte pour survivre, exister, m’accrocher malgré l’adversité.

Et toujours ces rejets, infiniment répétés – à commencer par le rejet de moi-même – et l’agitation en moi de ces démons répétant à l’envi à quel point je n’étais pas aimable et ne méritais pas de vivre.

Oui, bien d’autres premières fois allaient se succéder au fil du temps… mais ce sont d’autres histoires.

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Votre texte me fait penser à une suffocation, tant par sa forme que par sa subtance. Vous savez combien il est difficile de respirer sereinement lorsqu'on n'a pas su insuffler d'amour. Merci pour ce souffle de liberté ! Colette à raison le titre est tellement juste !

Publié le 16 Octobre 2019