Ce n’était pas l’esprit du dojo que j’avais découvert ce soir-là (de ce côté, j’étais déjà dessalée depuis quelques années), mais ce curieux déplacement, base de tout le kendo : pied droit devant, pied gauche derrière ; écartement des jambes : une longueur de pied, écartement des pieds : une largeur de pied ; talon gauche arrière à une épaisseur de feuille de papier du sol ; pieds souples « comme des escalopes », et en avant les cadors. Déplacement improbable, douloureux, fastidieux, surtout quand il est question, des mois de transpiration plus tard, de conserver cette étrange maintien tout en combattant.
Le dojo est comme l'écriture, infini, et la quête sans fin ni commencement.
Et aucun soulagement une fois posé le fin mot de l’histoire, car le dojo est infini, et la quête sans fin ni commencement. Une histoire, je peux la réécrire une fois, deux fois, trois fois, autant de fois qu’il faudra et, à chaque réécriture, rénover mon regard ; en relire chaque phrase comme la première fois, reprendre chaque mot, son sens, sa sonorité, lire encore la phrase et la défier, travailler ma garde, jusqu’à ce qu’elle soit devant le texte ferme, résolue, prête à mourir. Et puis, tout reprendre encore, et polir. Polir les mot et prêter l’oreille : quand ils chanteront comme des galets dans la vague, c’est alors que peut-être… peut-être j’aurais capté un peu de l’esprit du dojo.
J’ai assez vite deviné que je n’arriverai pas à grand-chose dans cette discipline. Si l’esprit de cette longue route martiale était à mon goût et bien dans mes cordes (j’aime souffrir ! ), la réalisation physique de cet art était au-delà de mes propres capacités physiologiques. De fait, au bout de quelques années d’abnégation, je dus renoncer à l’entraînement, sous la pression de celui-ci :
Persévérer dans cet exercice violent ne m’assurait qu’une seule perspective : la démission prématurée de mon palpitant. Et je voulais vivre longtemps, pour au moins une raison : donner forme à ce que j’avais entraperçu dans le dojo que j’abandonnai donc pour une question de souffle.
Presque naturellement, je remplaçai dès que je le pus le kendo par l’écriture.
Écrire, cela ne devait me poser que peu de problèmes… j’avais appris, j’avais l’habitude de rédiger (certes, des documents professionnels, mais enfin, diable ! diable ! écrire, c’est écrire), j’avais des choses à raconter et du temps pour le faire. J’envisageai alors l’exercice comme un parcours de santé, et même, allez, il paraît que le ridicule ne tue pas (ou plus), je me voyais bien signée chez un grand zéditeur.
Le temps de le dire et je bouclai mon premier chef d’œuvre : La grande vie (rien que ça). Je me rappelle qu’après avoir écrit le dernier mot de cette histoire abracadabrantesque, j’étais allée marcher sur la plage. Il faisait un drôle de temps, on était novembre. Le ciel était bas et sombre, depuis l’horizon galopaient vers moi des diablotins noirs d’encre. La mer était étale. Personne à l’horizon ; seule la pluie arrivait. J’étais devenue Melville, Kerouac ; j’étais Faulkner.
Je n’étais personne, évidemment. C’était là mon ultime divagation de ce genre.
Le seul véritable lecteur qui s’était envoyé La grande vie (écrivain lui-même, Prix Femina, Chevalier des Arts et des Lettres, et bon homme par-dessus tout), m’avait répondu, gêné : C’est inclassable. Ce qui dans un langage plus direct se dit en clair : Classement vertical !
Je réalisai soudain que je m’étais montrée envers la littérature aussi irrévérencieuse que le jeune homme, cité plus haut, l’avait été envers le dojo.
Trouver dans l’écriture l’équivalent des déplacements du kendo : reprendre indéfiniement
Cependant, la mésaventure m’avait révélé ce qu’il me restait à faire : trouver dans l’écriture l’équivalent des déplacements du kendo. Reprendre la langue à la base : la phrase, sa construction, son équilibre ; les mots, leur sens exact et leur sonorité. Écrire ensuite des phrases, des phrases, des phrases pour les reprendre toutes, une après l’autre, et les secouer, les tordre, les déformer, les contraindre, jusqu’à ce qu’elles se déplacent seules sur la page, fermes, belles, martiales.
Merci pour votre intervention, @Michel CANAL. Dans l'article original, il y a une légende sous la photo de l'enfant : "On est toujours un enfant dans la pratique du kendo".
Vous avez raison, les doigts ne saigneront pas, mais l'intellect devrait, l'orgueil aussi. Les deux Cerbères à la porte la créativité.
@stephane lavaud. Oh, vous savez... bravo... ma non troppo ;-)))
@Kailijinn. Des sensei, il y en a. Ce sont, pour commencer, ces gens qui nous inspirent. Ceux-là sont nombreux, les bibliothèques en regorgent. Et puis, il y a les autres, ceux qui donnent des coups de bâton. Y en a aussi. Après... faut aimer les coups de bâtons (ou du moins savoir les encaisser avec stoïcisme). Bonne chance pour cette rencontre.
@Catarina Viti Bonjour, et merci pour ce beau parallèle qui parlera à tous les amateurs d'arts martiaux. Je pense qu'il est important de souligner le rôle du sensei qui malheureusement est beaucoup plus difficile à rencontrer en littérature et qui peut guider les "pas" de l'écrivain-débutant quitte à parfois le bousculer dans ses certitudes. Belle journée à toutes et tous!
@Catarina Viti, passés tous les paragraphes qui tiennent lieu d'introduction, que l'on arrive au constat « j'avais l'habitude de rédiger… » puis à l'essentiel pour les auteurs que nous sommes, hier débutants, aujourd'hui plus avisés : « la mésaventure m’avait révélé ce qu’il me restait à faire : trouver dans l’écriture l’équivalent des déplacements du kendo. Reprendre la langue à la base… », on est surpris de se rendre à l'évidence sur l'importance du souffle dans les écrits. Vous en faites une démonstration qui force l'admiration tellement il est important, plus encore : essentiel, mais facétieux puisque comme vous le dites si justement, il « n’appartient ni à l’auteur ni au texte va où il veut. »
Merci pour cette belle leçon de discipline à avoir pour maîtriser les qualités requises pour l'écriture. J'espère que les auteurs de cette plateforme vous en seront reconnaissants.
Heureusement, avec le clavier de son ordinateur, l'auteur en herbe n'aura jamais les doigts en sang comme le débutant du kendo !
@Catarina Viti
bravo. j'aime beaucoup la conclusion de ce texte.
@monbestseller.
Je viens de lire l'article.
Mes choupinets, si les paragraphes étaient dans l'ordre, je suis presque sûre qu'on suivrait mieux le déroulement du binz. Merci.
Moi z'ici ? Enfin, moi, un mien zarticle de ze mon blog... what a surprise ! j'en suis toute interloquée, limite interlotrocutée. Mais chaque jour est une pochette surprise, faut croire.
Ben, que répondre à cela ?
Dear @Parthemise33, comme dit la chanson de notre génie français Pierre Perret "et ça tomb' très bien car j'adore les hérissons". Sinon, quoi ? Ne m'admirez pas trop quand même, vous risqueriez une luxation de la glande pinéale dont un des symptômes majeurs est la chute en hibernation et autres répercussions sur le développement des fonctions sexuelles... mais là, je n'entrerai pas dans les détails, nous sommes en public. Allez Merci Bisous Merci aussi.
@jules x, j'ai également connu le lama Dupont, il donnait d'ailleurs un spectacle de claquettes chez Michou, en compagnie de Durand Sensei également .... comme un foc (sic). La vie est un éternel recommencement. Mais soyons sérieux, saperlotte ! (j'espère que vous goûtez l'allitération). Sachez, cher @jules x que lorsque j'ai écrit ce billet, je ne pensais pas qu'il paraisse ici, autrement vous pensez bien que j'aurais fait vachement gaffe à ce que j'avançais. Nan, nan, et reniet, cet article (comme cela paraît à la fin) est à l'origine destiné à Marijo Selam, Serge Perrin, François Briouze et forcément : Durand Sensei (au passage, ce mot japonais "sensei" n'a rien de flagorneur, il désigne toute personne -même la plus humble- vous ayant appris une chose quelconque -même la plus dérisoire. Les japonais qui sont de grandes brutes sadomasochistes, sont également très attentionnés et délicats. Ô subtilité du Pays du Soleil Levant...) donc, disais-je, cet article branquignole était destiné à quelques amis épéistes -katanaïstes serait plus précis, mais barbaresque. Entre deux seppuku, nous aimons en effet nous livrer à de profondes réflexions sur l'art, le Qi, le Souffle, le Ciel-Terre et toute une kyrielle de, comment dites-vous déjà ? coquecigrues métaphysiques. Donc, très cher, alea jacta est et dix de der.
@Catarina Viti Quel courage, quelle abnégation consentis pour endurer toute cette souffrance avant d'approcher le graal. Je vous admire. Votre parallèle entre la rigueur des arts martiaux et celle de l'écriture est très pertinent. La fluidité dans le style, la perfection dans l'exécution, l'intelligence dans la création, la facilité apparente sont identiques. Le découragement, le doute, parfois l'ennui sont cachés pudiquement au spectateur ou au lecteur. J'appelle cela l'élégance du hérisson. Merci Bisous Merci pour cette révélation.