C’est la première fois depuis bien des années que je m’aventure seul dans ce petit bois. Un bout de garrigue provençale qui sent bon les plantes séchées par un soleil aussi ardent que les buissons. Les pierres calcaires jonchent le sol, les ronces et les cades aussi.
Je connais un coin plus dégagé, juste au-dessus d’un fragile muret de pierres à feu, vestige d’une agriculture en terrasses. Au milieu de cet espace, bordé de chênes, pins et modestes arbustes, gît un rocher plat de la taille d’un épais matelas.
Il est là, l’enfant. Je savais que je le trouverais ici ; à cet endroit où il se sent si bien ; tranquille, presque méditant.
Il a environ huit ans, un visage doux et timide, les joues un peu rosies malgré un teint assez mat. Les coudes posés sur ses cuisses, ses mains pendent dans le vide, entre ses genoux. Il me voit arriver, sans surprise.
J’admire sa sérénité et sa confiance. Son indépendance, sa solitude m’émeuvent. Il ne me semble pas malheureux. Je perçois même une forme de joie intérieure, un bien-être discret.
L'enfant me regarde suivre ce sentier qu’il a forcément emprunté. J’ai les mêmes sensations que lui : cette aisance à marcher sur les grosses pierres qui ne réussissent pas à me déstabiliser, cette facilité à franchir les ronces et à ne pas souffrir de leurs égratignures, cette acceptation du soleil cognant fort.
Comme lui, je perçois les bruits que ce bois a toujours émis : ici une perdrix qui se faufile vite sous un buisson, là un lièvre qui s’enfuit au loin, et le pic-vert qui continue, imperturbablement, sa sculpture.
Il me sourit enfin. Je ne suis plus qu’à quelques mètres de lui. Il ne me dit rien. Il m’accueille.
J’éprouve une émotion que seuls des parents ressentent pour leurs enfants.
Je le sais instinctivement, telle une révélation, tout à fait inattendue ; je l’aime.
L’enfant me tend une main, comme on le fait avec son copain d’école pour rentrer en classe, bien sagement.
Je m’assieds à ses côtés, sur le matelas de roche calcaire. Je le sens stable, paisible, confiant, et je me vois dans ses yeux ronds.
Sans un mot, il me dit à quel point il est heureux. Qu’il ne s’ennuie pas, qu’il est content de me voir.
Je mets ma pudeur de côté, je passe mon bras autour de ses frêles épaules. Sa tête vient se poser. Je sens l’odeur de ses cheveux qui sont passés par quelques buissons, probablement des genévriers. Sa respiration est lente, au rythme de la mienne. Sans voir son regard, je devine qu’il observe, devant nous, ce grand genêt tout couvert de jaune, l’épure de ses longues tiges et l’éclat de ses fleurs illuminant notre paysage.
Nous regardons dans la même direction, nous vivons l’instant avec les mêmes sensations, pudiquement.
Je l’entends me dire, sans un son, qu’il est fier de moi, de ce que je suis devenu, qu’il est là, avec moi, depuis toujours, qu’il m’aime au plus profond de lui et qu’il ne me quittera jamais.
Mes yeux ont dû prendre une petite poussière. Les deux...
Je veux rester avec lui. Je veux le considérer encore davantage. Je veux qu’il sache à quel point je le valorise. Je lui témoigne, à mon tour, mon admiration et ma fierté.
Je lui exprime ce que j’ai toujours eu au fond du cœur mais que je n’osais lui avouer. Il est l’être que j’aime le plus et à qui je l’ai dit le moins. Je l’invite à reprendre toute sa place.
Vous allez le quitter, maintenant...
Tout doucement, vous faites le chemin inverse, sans vous retourner. Soyez confiant, vous pourrez le retrouver à tout moment.
A trois, et à votre rythme, vous pouvez rouvrir les yeux.
Un... Deux... Trois...
Des larmes finissent de couler sur mes joues, sans tristesse. Mes paupières, encore empreintes de ces mille petits soleils jaunes, se lèvent sur l’ambiance feutrée et tamisée du cabinet. Je suis nostalgique, ému, allégé et rempli d’amour à la fois.
Je viens, pour la toute première fois, de rencontrer celui qui m’a toujours guidé et ne m’avait jamais quitté : mon enfant intérieur.
Vous avez écrit un livre : un roman, un essai, des poèmes… Il traine dans un tiroir.
Publiez-le sans frais, partagez-le, faites le lire et profitez des avis et des commentaires de lecteurs objectifs…
@Damian Jade,
Une fois de plus happée par ce texte joliment écrit, même si l'on se doute qu'il s'agit bien d'une rencontre avec son enfant intérieur, j'aime le style et les descriptions qui passent par les sens.
Merci
Amicalement
Maureen
@Lucas Belmont3 À votre tour, et à nouveau, vous me touchez part la qualité de votre lecture et de votre commentaire. C'est en effet une expérience de double rencontre qui en dit davantage qu'une simple émotion. Merci beaucoup.
@Yvar BREGEANT Ah... Apnée lorsque la pause se prolonge un peu et qu'on pourrait commencer à s'inquiéter, oui.
Yoga, méditation, lorsque l'introspection nous révèle, nous soigne. Comme je vous rejoins sur ces idées-là.
Et merci beaucoup pour vos gentils mots ;-)
Que c’est beau ! Outre « l’épure des longues tiges du genêt » il faut louer la manière épurée avec laquelle vous nous portez en toute simplicité. J’ajouterai que cet exercice de l’appel à l’écriture est aussi, je pense, assez révélateur de votre âme d’écrivain. Tiens, ça me fait d’ailleurs penser que j’assimilerai bien cet exercice littéraire particulier de l'appel à l'écriture un peu à de l’apnée. En ce sens que, étant donné la pression qui pèse sur ses épaules de « devoir » produire un texte beau et avec du sens dans un délai sans doute très court, il va alors s’agir d’en faire fi, de plonger, rentrer en soi, d’oublier autrui et s’abandonner, pour se retrouver soi, les yeux fermés, ne faire plus qu’un avec son monde intérieur et produire ainsi, comme vous le faites, de manière pure et spontanée sinon une nage sereine, souple et gracieuse, un texte à caresser comme l’eau jusqu’au bout des doigts. J’ai envie de dire que la littérature, c’est de l’apnée oui, ou tiens, une forme de yoga, où on doit aller chercher en soi ce qui s’y trouve de plus profond ou de vrai pour le faire émerger et cela ne peut donc être une réussite que si en nous se trouve l’un ou l’autre. Donc félicitations pour votre texte mais aussi, nécessairement, pour l’être que vous êtes !
@Rezkallah @KRYDECE @Alix Cordouan @lamish
Merci beaucoup pour vos commentaires qui me touchent :-)
C'est un bonheur d'être lu, aussi, par des auteurs de votre qualité.
Amitiés.
@Damian Jade
Superbe texte où vous décrivez avec intensité et justesse les lieux, les odeurs et les sentiments qui nous assaillent à l’évocation du passé.
Merci pour ce moment d’émotion qui nous ramène à l’enfance de la plus belle des façons.
Bonjour @Damian Jade
C'est très intéressant cette progression vers son être profond au travers de la nature, ce qui nous est révélé opportunément vers la fin. il y a une confluence entre "l'enfant est le père de l'homme" selon Sigmund Freud et la nature belle, mystérieuse et sereine dont a parlé Jean-Jacques Rousseau ; il semble qu'il n'y ait que la nature qui puisse nous révéler sans sombrer dans un égotisme stérile. Prenons en soin. Bravo pour ce texte bien écrit et qui choit bien.
Quel courage mon ami. Je suis fan.