Gaétan Larsonneur fut surpris de rencontrer Philippe Lestienne quand il gravit l’escalier qui le menait à l’étage du Café de Foy, près du Palais Royal. En général, les comédiens des deux troupes rivales qu’étaient celle du Palais Royal et celle de l’Hôtel de Bourgogne s’ignoraient soigneusement pour éviter des discussions sans fin qui se terminaient invariablement par une bagarre généralisée. Comme ils n’étaient que deux, en cette belle soirée de printemps 1671, le risque était faible, et Gaétan invita Philippe à boire une chopine.
Larsonneur était un homme massif, imposant, qui se voyait régulièrement attribuer des premiers rôles. C’était un personnage important de la troupe du Palais-Royal, théâtre qui ne désemplissait pas depuis la sortie de Bérénice de Jean Racine. Lestienne interprétait plutôt Molière à l’Hôtel de Bourgogne et les deux troupes se battaient pour avoir les faveurs du Roi.
Les comédiens s’installèrent près d’une fenêtre qui donnait sur les jardins. De là, ils pouvaient observer à loisir les élégantes qui s’y affichaient.
Cher ami, je serai bref ! attaqua d’entrée Lestienne. Je savais vous rencontrer ici, car je connais vos habitudes. Vous seul à coup sûr pourrez me dire la vérité !
Mais à quel sujet, cher Philippe ?
Je suis vêtu comme un loqueteux de comédien mal payé, et vous, acteurs du Palais Royal, êtes habillés comme des Lords. On dit qu’il s’est passé une chose extraordinaire chez vous : Le Directeur aurait offert à tous les comédiens une tenue de ville complète !
Vous êtes parfaitement bien informé, mon cher, lui répondit Larsonneur avec un sourire amusé, lissant amoureusement du plat de la main le revers de son magnifique costume.
Allons, racontez-moi, le supplia son collègue.
C’est très simple : J’avais demandé une augmentation au directeur, au nom de tous mes amis les comédiens, qu’au moins nous puissions nous vêtir convenablement ! Il eut la maladresse de me répondre : « Pas avant que les poules n’aient des dents. », ajoutant ensuite : « ou que Titus épouse Bérénice ! »
- Et alors ? Lestienne était suspendu à ses lèvres.
Le soir où Madame de Montespan s’est invitée au spectacle, rien ne s’est passé comme prévu : nous avions fait quelques modifications à la scène VI du dernier acte ; écoutez-donc !
Larsonneur s’était levé. Il obtint le silence et commença de déclamer dans la grande salle du café :
TITUS
…
Oui, Madame ; et je dois plus encore vous dire
Que je suis prêt pour vous d’abandonner l’empire,
De vous suivre, et d’aller, trop content de mes fers,
Soupirer avec vous au bout de l’univers.
Vous même approuverez cette noble conduite ;
Vous verrez chaque jour marcher à votre suite
Un puissant souverain renonçant à sa cour,
Bel exemple aux humains des forces de l’amour.
Pour sortir des tourments dont mon âme est la proie,
J’ai choisi sans regret cette nouvelle voie ;
Je me suis vu, Madame, approuver ce chemin,
Et par plus d’un héros et par plus d’un Romain.
Vos pleurs ne pourront plus venir frapper ma vue.
A mourir vous étiez fermement résolue,
Tandis qu’à tout moment je tremblais pour vos jours
Si vous persévériez d’en supprimer le cours.
Madame, sachez-le je ne puis plus attendre
En l’état où je suis, je ne veux que vous prendre.
Mon amour s’est nourri de l’éclat de vos yeux,
Je ne vous ferai pas de funestes adieux,
Je renonce à la gloire et pars en Palestine
Conquérir les succès que le sort vous destine.
Reine de vos sujets, maîtresse de mon cœur,
Vous aurez laissé Rome et pris son empereur. »
...
Larsonneur salua les quelques convives qui applaudissaient chaleureusement.
Il se rassit :
- Vous auriez vu le tohu-bohu, dans la salle ; et surtout la tête de Marquise, qui jouait Bérénice, elle ne savait pas si elle devait rire ou pleurer. Il a fallu baisser le rideau ! Heureusement, la Montespan a bien pris la chose et elle en a ri à gorge déployée !
Rire pendant une tragédie ! Imaginez le désordre !
Quand le rideau s’est relevé, une fois le calme revenu, nous avons repris la scène, la vraie…
- Et Monsieur Racine ?
- Quand il a appris ça, il était fou furieux ! Il m’a prié de lui communiquer mes vers.
- Et il m’ a dit :
« Vos vers sont de la crotte, et de votre indigence
Jamais je ne craindrai la moindre concurrence… »
Le directeur, lui, a été parfait. Il a honoré sa parole, et c’est pour cela, cher ami, que pendant longtemps les acteurs du Palais-Royal seront les comédiens les mieux habillés de Paris.
Vous avez écrit un livre : un roman, un essai, des poèmes… Il traine dans un tiroir.
Publiez-le sans frais, partagez-le, faites le lire et profitez des avis et des commentaires de lecteurs objectifs…
@Bahloul
Merci de votre commentaire. Les grandes tragédies classiques présentent encore beaucoup d'intérêt, même au XXI è siècle !
Bonsoir @Pierre d'Arlet: À la lecture de vos élucubrations, j'ai reçu une "ondine d'excitation" qui vient me rappeler la beauté et les splendeurs des vers. Il fût un temps où j'ai tant aimé la poésie, mais cela fait maintenant longtemps que je n'en ai pratiquement plus lu grand chose. Vos élucubrations me redonnent envie de m'y replonger. Merci pour cette belle lecture, c'est très réussi.
@FANNY DUMOND
Je vous remercie pour votre aimable commentaire.
@Pierre d'Arlet Même en vous inspirant d'un passage existant du texte de Racine (exercice qui en soi n'a déjà rien d'anodin), il n'en résulte pas moins une œuvre originale et, qui plus est, parfaite en termes de versification. J'avais lu cette pièce quand j'étais ado (ça remonte un peu!) et vous avez atteint votre objectif de me donner envie de m'y replonger !
Pour ce qui est d'écrire une tragédie en 5 actes, c'est une gageure effectivement mais ce n'est pas insurmontable, du moment qu'on a la technique et les idées, or vous avez admirablement acquis la première, et on sent les secondes fourmiller en vous... donc lâchez-vous :)
Quant à savoir qui cela va intéresser, je dirais que c'est un peu comme pour la poésie: tout cela a été tellement nivelé par le bas depuis 50 ans que plein de gens s'imaginent ne pas l'aimer simplement parce qu'ils la méconnaissent. Mais si on leur offre une œuvre de qualité, le bon sens reprend ses droits et la flamme, même ténue, est maintenue. C'est l'esprit qui m'anime, et il en est probablement de même pour Victor Ego (dont on attend la suite). En ce qui me concerne j'envisage l'exercice, mais je vais commencer par une pièce en un seul acte, dont j'ai déjà la moitié... et qui est loin d'être achevée !
Quant au plaisir d'écrire selon les règles, il fait tâche d'encre car au moins deux autres auteurs de ce site s'y sont mis. Tant mieux, que cela dure et s'amplifie !
Bien à vous
-LGA
@Jenie
Merci Tatiana de lire fidèlement mes élucubrations.
Cher @galodarsac,
Une fois de plus vous faites preuve d'une maîtrise parfaite de notre langue et des règles de la poésie classique, en écrivant si fluidement et si rapidement un commentaire tel que celui dont vous m'honorez. Je ne mérite pas une telle appréciation. Je me suis contenté de modifier légèrement les trois quarts des vers originaux de Racine en conservant pratiquement toutes les rimes et n'ai ajouté que deux ou trois vers de mon cru pour terminer. L'objectif était de redonner au lecteur envie de comparer mon pastiche avec l'œuvre originale, et ainsi peut-être redécouvrir le plaisir de lire Bérénice et les grandes œuvres classiques du XVII ème siècle,
Même si j'en étais capable - ce qui n'est évidemment pas le cas - écrire une tragédie de cinq actes en alexandrins n'intéresserait guère que son auteur et quelques initiés ! je me limiterai donc à des exercices amusants de ce genre qui n'ont rien de comparable avec le travail énorme qu'a fourni @Vyctor Ego avec son Cid remanié (voir sur mBS)
Merci encore de m'avoir fait découvrir le plaisir d'écrire en respectant des règles, c'est un passe-temps que je recommande à tous ceux qui ont envie d'aligner quelques rimes. Et le site mBS peut être fier de compter avec vous parmi ses membres non seulement un expert, mais surtout un poète.
+ cinq *****
Une belle inspiration pour relever le défi du thème imposé. Un petit régal de lire de la poésie. Bravo aux 2 poètes ! Fanny
@Pierre d'Arlet
Racine ce jour-là fut fort mal inspiré
De rejeter vos vers, en toute vérité:
En comédie il eût changé la tragédie
Et tout de go changé tout le cours de sa vie.
Il eût concurrencé Molière avec éclat,
À coups d'alexandrins, non point de pugilat.
Et pour le Roi Soleil, nouveaux éclats de rire:
Sa bonne humeur aurait fait changer son empire
Et plutôt que la guerre, aurait la paix conclu.
D'un poème ce n'est pas la moindre vertu !
Cher Pierre, joliment vous maniez la rime:
Cette strophe, espérons, loin d'être votre ultime,
Bien au contraire soit le germe génial
D'une pièce complète, et pour notre régal
Gratifiez-nous donc, à coup de rime riche,
De cinq actes brillants et désopilants... Chiche ?
Bon, ici je m'arrête et conclus par ces mots
En faisant mien le vers qu'en un autre propos
Adressa d'Artagnan à Cyrano, mon maître:
"C'est tout-à-fait très bien, et je crois m'y connaître !"
Bravo à vous
-LGA
Bonjour @Pierre d'Arlet,
Excellent! J'ai adoré.
Au plaisir de vous lire,
Tatiana