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Du 05 oct 2020
au 05 oct 2023

Yza - Ce jour-là

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Marie ouvrit les yeux. Comme tous les matins, le premier chant du coq la tirait de son sommeil à l’aube. Chaque jour identique au précédent, elle se levait la première.
A son réveil, comme chaque fois, elle prenait le temps de s’étirer après avoir rejeté les couvertures à ses pieds. Il faisait très froid en ce mois de novembre mais Marie n’aurait pas dérogé à la règle pour si peu.
Ce lundi-là Marie sentit comme un changement imperceptible, indescriptible... Elle huma l’atmosphère pour essayer de comprendre cette impression, mais l’air qu’elle inspira puis expira en un léger nuage de buée ne lui apportât rien d’autre que les âcres odeurs familières du grenier : paille, cuir et urine de rats. Elle sourit cependant en passant sa robe par-dessus sa chemise. Si rien ne changeait, elle n’en appréciait pas moins cette vie campagnarde, certes rude, surtout en hiver, mais aussi tellement éloignée des privations, de la peur des bombardements, qu’elle avait vécues lors des premières années de guerre à Paris.
Le village où l’avaient envoyée ses parents l’année précédente, perdu au milieu de la campagne vallonée du sud de la France, avait même été épargné par la grippe espagnole. Ici comme dans probablement peu d’endroits à travers le pays, le temps semblait suspendu, leur permettant de vivre sensiblement épargnés par le conflit : ils pouvaient manger à leur faim, et si les hommes avaient été réquisitionnés, très peu de disparus avaient été déplorés jusqu’ici.
Elle enfila prestement ses bas de grosse laine, si inconfortables mais nécessaires en hiver, un gilet dans la même matière, identiquement grise qui la grattait à l’encolure tout au long de la journée, chaussa ses godillots en cuir trop grands, dans lesquels elle fourrait de la paille fraiche tous les jours, autant pour avoir chaud que pour pouvoir marcher sans trébucher.
En descendant prudemment les raides escaliers du grenier, Marie était attentive aux bruits extérieurs. Cette sensation d’un changement ne la quittait pas, même si une fois encore en apparence rien n’avait changé.
Marie ouvrit la cuisinière pour allumer le feu qui lui permettrait de réchauffer la pièce et de préparer un ersatz de café, qu’elle-même jugeait imbuvable en arrivant ici mais auquel elle s’était habituée, et qu’elle réclamait maintenant chaque matin, même s’il était devenu de plus en plus clair et insipide au fil des mois... Heureusement Mme Caussade, femme peu affectueuse et avare de mots, avait pu garder une vache, qui leur fournissait du lait à ajouter à l’infâme breuvage matinal. De plus, le beurre et le miel agrémentaient leurs tartines de pain noir, saveurs inespérées en ces temps de pénurie généralisée.
En se passant de l’eau fraiche sur le visage Marie réalisait à quel point elle était chanceuse de partager la vie de ce couple, certes austère mais finalement accueillant et bienveillant envers elle ; qui en échange de l’aide apportée par la jeune fille pour les corvées du quotidien, rendues ardues pour le père Caussade, lui offrait un refuge face à l’horreur du conflit.
Depuis qu’un accident l’avait privé de l’usage de son bras gauche, qu’il laissait pendre sur le côté comme s’il n’existait plus, cet homme bien bâti, qui abattait un travail phénoménal aux côtés de ses ouvriers agricoles se laissait aller à boire et à passer ses journées dans les bois en compagnie de ses chiens. L’arrivée de Marie, sans avoir été miraculeuse, l’avait quelque peu
sorti de sa routine déprimante quand il avait dû lui montrer comment s’occuper de la ferme. Maintenant qu’elle se levait avant eux, le couple de campagnards appréciait le petit-déjeuner pris ensemble, chose impensable pour eux quand ils travaillaient encore chacun de son côté, se croisant parfois dans la journée mais souvent ne se retrouvant à la table de la cuisine qu’une fois la nuit tombée.
Marie aimait prendre soin d’eux comme elle le faisait avec ses parents, et ce matin encore elle posait la cafetière sur la table quand, fidèles à leur habitude, les Caussade ouvrirent la porte de leur chambre au sixième coup de l’horloge. Rien ne changeait, ni leur bonjour discret, ni leur façon de s’assoir à leur place habituelle tandis que Marie versait le breuvage brûlant. Mais Marie leur trouva bonne mine en ce matin gris, et s’affaira tant et si bien que Mme Caussade l’envoya chercher des œufs.
— Va donc, ma fille ! Va donc chercher des œufs au lieu de tournicoter comme si que t’avais des vers !
Attrapant un châle Marie se dirigea vers la porte en bois sombre qui donnait dans la cour. Un courant d’air glacial s’engouffra dans la pièce, faisant râler le père Caussade, déposant quelques flocons sur les grosses dalles de pierre au sol. Marie disparut, s’exclamant, à la façon de la petite fille qu’elle était encore : « Oh ! Il neige ! ».
Alors qu’elle croyait en ouvrant les yeux une heure plus tôt que rien n’avait changé, les milliers de flocons qui l’entouraient et se déposaient sur ses vêtements, ses cheveux, son visage, et même sa langue qu’elle tirait comme une enfant, la contredisaient.
En riant comme une folle elle se dirigea vers le poulailler. Dans leur abri en bois, serrées les unes contre les autres, les quatre dernières poules du couple semblaient empaillées. Marie leur fit « Bouh ! », ce qui les affola soudainement et les envoya voltiger dans un nuage de plumes et de caquètements, qui tira à Marie un fou rire qui n’en finissait pas. Essuyant ses larmes elle ramassa 5 œufs qu’elle fourra dans les poches de son tablier.
Mais qu’est-ce qui lui arrivait aujourd’hui ? Le temps était gris et froid, la neige s’était arrêtée et cette journée d’hiver s’annonçait aussi lugubre que les précédentes.
Après avoir rapporté les œufs à la cuisine elle repartit s’occuper des bêtes et nettoyer l’étable. De retour chez les Caussade elle repassa par le poulailler, où avec mille précautions pour ne pas perturber les poules méfiantes elle changea la paille et récupéra un œuf supplémentaire. De quoi agrémenter le déjeuner d’ordinaire constitué de soupe au chou et aux pommes de terre. Depuis longtemps la marmite n’avait pas vu l’ombre d’un bout de lard ou d’une cuisse de canard.
A onze heures Marie referma la porte arrière de la ferme. Mme Caussade debout devant la paillasse pelait les pommes de terre qu’elle irait ajouter dans la marmite posée sur la cuisinière. Comme chaque jour Marie allait la remplacer pour finir de préparer la soupe.
A onze heures les cloches de l’église commencèrent à sonner à la volée ce lundi 11 novembre 1918.
Marie le savait bien : à son réveil rien n’avait changé, et pourtant, désormais, tout allait changer !

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Une nouvelle de facture classique, qui évoque joliment le rude contexte de vie durant le début du siècle dernier. Peu de surprises, jusque dans la fin, mais un parfum nostalgique agréable.
Merci pour cette contribution, félicitations pour votre distinction et bon dimanche.
Amicalement,
Michèle

Publié le 08 Octobre 2023