Quand j’avais 20 ans, à peu près, on m’a offert "L’usage du monde", de l’écrivain voyageur suisse Nicolas Bouvier.
Le livre m’était tombé des mains, trop classique, trop érudit, trop chargé.
Ce n’était pas un roman d’apprentissage, comme le titre pourrait le laisser croire, mais le récit minutieux d’un voyage au long cours, sans filet ou presque, entrepris par deux jeunes Suisses sur cette route de la soie qu’il est devenu plutôt compliqué d’emprunter de nos jours (sauf à aimer le bruit des balles et à être pris en otage par des fanatiques).
Passé l’âge de 30 ans, je l’ai retrouvé et emporté avec moi lors d’un court séjour à Istanbul, et depuis, Nicolas Bouvier ne m’a plus jamais quittée. En voilà un dont je peux vraiment dire, "j’ai relu Nicolas Bouvier récemment...".
Si vous vous rendez un jour au beau festival Etonnants voyageurs en juin, à Saint Malo, vous trouverez toujours au moins un écrivain voyageur se le reconnaissant comme Saint Patron et des plumitifs aux envies de grand large à coucher sur le papier, accusés de se prendre pour lui sans parvenir à l’être... suprême condamnation.
Pourquoi tant de fans de cet homme à l’allure gros pull cheminée, pantalon de velours et cigarette au bec ? Pourquoi nous fait-il tourner la tête, à nous amateurs de ce type de littérature ?
Il y a le voyage, bien sûr. C’est rare quand même, les gens que le voyage ne fait jamais rêver. "On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt, c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait". On l’aura compris, il s’agit que quelque chose, en voyageant, bouge en nous. Qu’on en revienne autre, au moins un peu.
Nicolas Bouvier a du style, c’est peu de le dire, un style à la fois drôle et érudit, roboratif et spirituel, aux phrases comme des joyaux s’échappant à profusion des souks de cette route d’Orient qu’il a donc parcouru à 24 ans, en 1954, avec son grand ami pour la vie, le peintre Thierry Vernon, rencontré au lycée à Genève. Ce voyage a donné lieu à "L’usage du monde", paru en 1963, après des années passées à l’écrire, à le peaufiner, encore et encore, puis à galérer pour lui trouver un éditeur, enfin un peu inspiré, quand on voit le succès qu’a rencontré des années après ce récit.
Avec Nicolas Bouvier, il y a la promesse très vite tenue de nous faire entrer dans un ailleurs si précisément décrit, qu’il s’agisse des gens, de la géographie, des sensations, de la nourriture, de la lumière, des galères, des clins d’œil et de ces moments de grâce, entre poésie et cocasserie, pour qu’à notre tour, nous nous mettions à voyager. Ainsi, parmi mille de ces moments, dans "L’usage du monde": "Vu dans la cour de l’auberge, une famille de paysans assis en rond sur leurs paquets, qui entouraient et plaisantaient un vieillard étourdi de bonheur (...) entre eux tous, ils faisaient circuler de bouche en bouche une cigarette. Il se dégageait de ce manège une jubilation si intense qu’on était comme forcé de s’arrêter. Pas un visage vulgaire et cette aptitude à saisir la moindre miette de bon temps. Ils m’expliquèrent gracieusement qu’on fêtait le grand-père qui sortait tout juste de prison...".
Nicolas Bouvier n’était pas un aventurier, au sens romantique du terme. Il gagnait sa vie en tant qu’iconographe, ce qui, certes, ne l’éloignait pas trop de son goût pour la photo et l’écriture. À le lire, il émane de lui une forme de tranquillité alerte, de sagesse un brin nerveuse, ce n’était certainement pas un gourou, égrenant ses mantras sur le voyage, la vie, le monde. Cet homme était, de fait, taraudé par une tenace mélancolie qui devait le poursuivre tout au long de sa vie, le genre d’état qui vous oblige à ne pas se sentir étranger aux fous et aux bancals rencontrés dans l’existence.
Il vivait intensément voyage et écriture au point d’en tomber malade, voire de frôler la folie. Dans Le Poisson-scorpion, il voit des morts, leur adresse la parole, crève presque de cafard, seul sur son île sri-lankaise, son ami Thierry en étant reparti pour convoler avec sa belle Floristella.
Et puis Nicolas Bouvier a fondé famille, ancré sa vie d’une certaine façon dans un quotidien d’ordre classique quand bien des écrivains voyageurs, hommes ou femmes, n’y auraient même pas songé.
À 29 ans, Nicolas Bouvier a en effet épousé Eliane Petitpierre qui l’accompagna pour une année au Japon, en 1964, comme elle le fit, vaillamment ensuite, dans ses écrits, doutes et dépressions. Ensemble, ils auront deux garçons, le second né au Japon, paternité qu’il sut idéalement nouer au voyage au lieu d’y voir un obstacle, les enfants vous ouvrant d’autres portes sur la vie, le monde, surtout lorsqu’on voyage en terre inconnue. "Thomas parle un japonais de voyou, va journellement à l’école avec une boîte de riz et des baguettes dans son sac, et y apprend des jeux dont la complexité me déborde" ("Chronique japonaise")
Nicolas Bouvier savait jouir ainsi des plus petits riens du quotidien qu’il soit en Suisse ou au fin fond de l’île japonaise de Hokkaido.
C’est sans doute cela qui nous le rend proche. On peut s’identifier à un tel homme, on peut imaginer voyager autrement, plus intelligemment on osera dire, rien qu’en le lisant. Il y a tant d’humain et de goût pour l’humain chez cet individu aussi érudit qu’il était doué pour se mêler aux humanités les plus diverses : fête de village perse, concert de musique gitane, noces de paysans anatoliens, tangos aléatoires dans un bal du 1er de l’an au point IV américain de Tabriz, conférences un brin prout prout à Téhéran...
D’une certaine façon, par l’érudition et le goût de l’authenticité, Sylvain Tesson, écrivain voyageur de notre époque, pourrait s’en rapprocher. Mais l’amertume, mais le moralisme en moins, sans non plus le culte de la solitude, ni ce dépit chagrin sur l’humain, surtout.
Car Nicolas Bouvier prenait la vie comme elle lui tombait dessus, avec ses joies folles et ses petites déceptions, sinon ses terribles désenchantements, sans jamais chouinasser "c’était mieux avant". Il raffolait des rencontres, y compris de celles qui vous font perdre du temps, ces insupportables indécis ou bonimenteurs qui vous flanquent en l’air tout votre programme du jour.
Sans eux, le voyage ne serait pas un vrai voyage, proie du hasard et élu de l’inattendu.
Nicolas Bouvier est mort relativement jeune, 69 ans, l’alcool semblant avoir un peu aidé à précipiter les choses. Son éternel compagnon, Thierry Vernet n’a pas fait de vieux os non plus, mort à 66 ans. Je regrette de les avoir découverts déjà morts, ces deux-là, car Thierry Vernet, lui aussi, avait une belle plume (cf "Correspondance des routes croisées" paru en 2010 aux éditions suisses Zoé).
Alors, si Nicolas Bouvier voyageait de nos jours, pourrait-il encore le faire comme en sa jeunesse, à hauteur d’homme, dans sa Fiat Topolino décatie et bringuebalante ? Déjà, bien des pays qu’il a traversés ne lui seraient plus ouverts aussi facilement, Iran, Afghanistan, Pakistan... et puis le touriste y est partout désormais.
Cela dit sans critique ni jaspinage, il Est, point.
Bien sûr, pour ma part, j’ai la conviction que oui, il y serait parvenu. Même encore maintenant, pour qui se montre curieux et sans trop d’appréhension, il subsiste des coins reculés, de ces lieux blancs à explorer comme on dit d’une zone blanche, de ces villages encore inconnus des GPS, des endroits vierges, à l’écart des traces nettes et sans subtilité du tourisme obligatoire (voir ça, et ça, et ça encore).
Et puis, comme en littérature, on pourrait dire que si tout a été dit, il reste à le dire et le redire d’une autre façon... non ?
Si vous écrivez sur le voyage, ou même pas d’ailleurs, Nicolas Bouvier vous sera comme une boussole : être proche des gens, des sensations, sans ne jamais bâcler la langue ni céder aux clichés faciles qui guettent le voyageur. Savoir toujours, malgré tout, rester émerveillé, sans niaiserie, devant le spectacle du monde et de ses habitants.
Avouez que par les temps qui courent, un enchantement même aussi tempéré que lucide, ce n’est pas à bouder, surtout pour qui aime à écrire sur lui, le monde :
"Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs. Puis se retire, et vous replace devant ce vide qu’on porte en soi, devant cette espèce d’insuffisance centrale de l’âme qu’il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre et qui, paradoxalement, est peut-être notre moteur le plus sûr".
Voyageur ou pas, pour qui écrit, pour qui crée, ce moteur est en effet le plus sûr.
Vous avez écrit un livre : un roman, un essai, des poèmes… Il traine dans un tiroir.
Publiez-le sans frais, partagez-le, faites le lire et profitez des avis et des commentaires de lecteurs objectifs…
@ln22
Oui, tout à fait, il faut faire parfois l'effort de se plonger dans une écriture, non pas complexe, mais luxuriante (mais est-ce le bon terme?!), ce à quoi notre époque ne nous habitue pas forcément... Paroles de vieille chnoque? Meuh non! J'aime les textes et styles propres à notre époque, plus proches de l'oralité! C'était juste pour souligner que parfois, certains textes nous (me) demandent plus effort, de prime abord, pour y entrer... mais une fois dedans, quel bonheur! Et puis oui, Chronique japonaise, un autre enchantement!! cela me donne envie de le relire illico comme tu dis :)
Mais quel beau texte, quel bel hommage. Un héritage qui vit au travers de cette belle plume d'une écrivain nomade. Cela me donne envie de relire illico Nicolas Bouvier. J'avais adoré Chroniques japonaises que j'avais lu au Japon. Et oui, parfois les écrivains paraissent intellectuels, érudits et quand on plonge dedans, il a un tel sens du détail, de l'humanité, que oui, on voyage avec lui. Bravo, bravo. Hélène
@Daniel Clément
Décidément, Proust a ses fans! Je vais bien finir par réussir à adhérer au club... (euh pas pour le moment). Je ne connais pas ce Thoreau, mais s'il tombe des mains, bof bof. Quant à Sylvain Tesson, c'est drôle, j'en parlais justement avec le kiné ce lundi, tout comme moi, malgré de beaux passages, il avait fleuré dans son style, dans son ton, quelque chose de sous-jacent d'un peu nauséabond qui s'est hélas révélé récemment avec son flirt àl'extême droite. Néanmoins, malgré tout, je persiste à penser que le bonhomme vaut mieux que cela... Mais avant TOUT, oui, courez lire le grand Nicolas Bouvier!! Je vous souhaite de belles joies dans vos lectures et écritures... Marie.
@Marie Chotek
Merci pour cet article qui me donne envie de lire et de découvrir un écrivain dont je ne connais que le nom. Dans la famille des "écrivains voyageurs" ou de ceux qui prônent le retour à la nature j'avoue avoir été un peu échaudé par Sylvain Tesson qui a le vin trop triste pour moi et par Thoreau : "De la simplicité" m'est tombé des mains.
Et oui ! persistez, accrochez-vous, Proust vous fera faire un merveilleux voyage.
Amicalement,
Daniel Clément
@Thierry Rucquois
Et vous, vous me poussez à ajouter à ma liste de non-lus, au sens, sérieusement lus et non pas juste parcourus, Cendrars et Hemingway (dont j'ai une image un peu machiste oups). Et merci pour votre commentaire :)
@Audrey1374
Ah entre fans (fanes?) de Nicolas Bouvier, on se reconnaît hein... Je vais donc, pressée par toi et Thierry Rusquois, me décider à lire Marcel P. !! Merci de ton retour :)
Bonjour @Marie
Tout comme toi j'adore Nicolas Bouvier mais je n'aurais pas su écrire un si bel hommage.
Bravo et j'en veux encore !
Et vite à la lecture de Proust (à l'agreg en 2023 je crois !).
@Marcel Jambon
Eh oui Marcel, comme devoir de rentrée, plongez-vous immédiatement dans un Bouvier, L'usage du monde surtout car il est finalement le plus accessible de ses écrits. Le terme "devoir" n'est d'ailleurs pas si mal choisi puisqu'il fut, une année, au programme de l'Agrèg de Lettres modernes... Bon vent, Marcel!
@Zoé Florent
Elle est bien belle hein cette citation qui clôt L'usage du Monde! Elle me donne de l'espoir et des ailes les jours "sans"... Et oui, il faut parfois reprendre la lecture d'un livre injustement abandonné en chemin! Je m'étais promis de lire du Proust cette année (n'importe lequel!!), puisque tant de gens le louent quand moi, il m'ennuie prodigieusement... Il faut que je m'obstine!! Bonne poursuite d'écriture à vous, que je croise souvent dans la rubrique Actualités :)
@Michel LAURENT
J'aime ce clin d'oeil stambouliote :) Istanbul est en effet une ville inspirante, aux portes de l'Orient! Ceci explique peut-être cela :) Je me note de mon côté de lire Pierre Loti, je ne dis pas relire car je ne crois pas l'avoir lu (me serait-il aussi tombé des mains dans ma jeunesse?!). Bonne continuation à vous, fidèle lecteur des articles de toutes et tous!
@majead at-mahel Art'felinat
Je ne peux que vous encourager à le lire, vous imaginez bien :) Si vous "tombez" dedans, je vous conseille vivement ce gros pavé qu'est La correspondance des routes croisées, rassemblant les lettres sur des décennies de Nicolas Bouvier et de son ami éternel, Thierry Vernet... J'adore le goût de la vie, des autres, de la nature, de l'art, et du voyage bien sûr qui s'en dégage. Il faut le lire par morceaux car il est GROS. Je vous souhaite bonnes lectures et bonne écriture également puisque vous êtes également auteur... Marie.
Amateur de voyages, j'ai toujours été intimidé par cet écrivain... alors merci pour ce bel article qui me fait dire qu'un jour, il faudra bien que je m'attelle à le lire!
Bonjour, @Marie Chotek, et merci pour ce billet enthousiaste.
Je n'ai pas lu Nicolas Bouvier, mais comme vous, il m'est arrivé de passer à côté, lors d'une première lecture d'un roman, et de m'étonner de me retrouver étonnamment en phase, lors d'une seconde, décalée dans le temps.
Une chose est sûre : votre article et la belle citation finale m'incitent à découvrir cet auteur.
Bon week-end. Amicalement,
Michèle