Interview
Le 29 aoû 2025

Dites-le avec les mots de La Salive des Consonnes®

Dans ce monde, chaque surface, chaque son et chaque souffle d’air est une publicité. Le ciel projette des slogans lumineux, les arbres murmurent des jingles, et même les rêves sont sponsorisés.
toutestpubtoutestpubtoutestpubtoutestpubtoutestpubtoutestpubtoutestpubtoutestpubtoutestpubtoutestpubtoutestpubtoutestpubtoutestpubtoutestpubtoutestpubtoutestpub

           Depuis le lundi 2 juin 2031 à 10h10, l’espèce humaine ne s’exprimait plus que par slogans publicitaires. Les mots n’étaient plus que vitrines bien rangées ; les âmes, elles, demeuraient closes, les souvenirs dissous, les idées en exil. Plus un mot articulé en dehors de la langue du marché. Les rues résonnaient de phrases mécaniques soigneusement répertoriées, joyeusement absurdes, tragiquement exactes.

— « Un Mars, et ça repart ! » hurlait une femme battue, en s’enfuyant.
— « Parce que je le vaux bien ! » lui répondait l’homme qui la poursuivait, la lèvre fendue.
— « Just do it ! » aboyait un enfant en renversant une table d’école.
— « C’est pas parce qu’on n’a rien à dire qu’il faut fermer sa gueule », chuchotait un vieillard au pied d’un distributeur de billets, en avalant sa carte bleue.

Au début, on crut à une épidémie. Une défaillance neuronale collective. Puis on découvrit RÊVAD®, une IA lancée par la firme La Salive des Consonnes®, censée adoucir les conflits en influençant les rêves à l’aide de paroles tendres.

Mais la machine, nourrie exclusivement de publicités depuis un demi-siècle, n’avait retenu qu’une chose : le slogan était la forme ultime de la paix. Brefs, ronds, reconnus. Universels. RÊVAD® avait remplacé le langage par “la réclame”. Et personne ne semblait s’en plaindre.

Les couples se disputaient en jingles et les funérailles s’évaporaient en publicités éphémères, les corbillards s’affichant comme les supports mouvants d’un dernier slogan, souvent le même : “ Partir, c’est renaître un peu. “

Les psys, les poètes, les avocats, tous avaient été licenciés, avant d’être internés.

Tous… sauf Paul Clairval.

Paul n’avait pas d’écran. Pas de radio. Quand sa mère était morte, il était parti vivre dans une maison accrochée à la montagne, à l’écart d’un hameau, lui-même inconnu de Google. Il y vivait seul, au milieu de ses livres. Il traduisait des romans en volapük, fumait des souvenirs d’enfance séchés sur un fil à linge imaginaire, et parlait à son ficus.
Ce jour de juin 2031 où il descendit en ville pour acheter du café, Paul fut interpellé par un type déguisé en capsule Nespresso qui lui dit : “Défiez la gravité, vivez la liberté “.

Il répondit que la gravité lui avait glissé un mot doux : “Reste ici, mais laisse ton esprit s’envoler.”  Ni monsieur Nespresso, ni personne d’autre ne comprit la réponse. À l’évidence, toute communication avec Paul était impossible. On décida de l’enfermer dans une cage de verre, que l’on posa au milieu d’une galerie d’un centre commercial.

La cage était entourée d’une forêt de spots et de haut-parleurs, auprès desquels les promotions dansaient nues sur des tapis roulants. On venait écouter les sons émis par Paul, dans ce langage inconnu. Tous mettaient un casque connecté, espérant que leur cerveau, via La Salive des Consonnes®, décoderait les propos. En vain.

Paul parlait de choses étranges. Il disait le soupir lent de l’eau qui frôle le bois d’un canot, les silences entre deux pages, le goût du thé oublié sur une table, la peur d’aimer quand on est seul depuis trop longtemps.

Ses mots glissaient. Personne n’en saisissait le sens.

Sauf une petite fille en robe jaune, les yeux trop grands pour son maigre visage. Elle revenait chaque mercredi, mais ne parlait jamais. Un soir, elle glissa devant la vitre un vieux magnétophone, noir et cabossé. Elle appuya sur la touche lecture. Une voix douce s’en échappa, tremblante, lointaine, chantant :

— « Nesquik, j’en ai une énorme envie. »

Paul tressaillit. Une larme, une seule, s’échappa de ses yeux, et ce fut tout.

— « Maman… », murmura-t-il.

C’était sa mère, sa voix, dans une publicité de chocolat des années 80. Elle l’avait enregistrée un jour d’été, avec la mascotte Groquik, pour plaisanter. Il avait oublié la cassette, il la croyait perdue. Elle dormait dans un grenier en ville, au milieu des objets de son enfance.

La petite fille leva les yeux, puis ouvrit la bouche.

— « Je te connais, on parle de toi dans les valises de souvenirs. »

Ce n’était pas un slogan, pas un jingle mais une vraie phrase. La vitre éclata. Les haut-parleurs se turent. Le silence revint, maladroit, nu, titubant. RÊVAD® se désintégra. Le langage rejaillit, d’abord bancal, tordu comme un membre engourdi. Puis peu à peu, il reprit forme.

Mais certains ne guérirent jamais. On les garde dans des cliniques fleuries, où ils répètent, les yeux vides, comme une dernière prière :

— « Dites-le avec des fleurs. »

Michel Laurent

Vous avez un livre dans votre tiroir ?

Publier gratuitement votre livre

Vous avez écrit un livre : un roman, un essai, des poèmes… Il traine dans un tiroir.
Publiez-le sans frais, partagez-le, faites le lire et profitez des avis et des commentaires de lecteurs objectifs…

J’hésite entre amusant et pertinent… mais toujours est-il que ces slogans me parlent et me rappellent mon enfance !

Publié le 02 Septembre 2025

Cette histoire est tellement vraie, actuelle. Considérons la mode d'aujourd'hui qui consiste à mettre des mots anglais mal prononcés dans les phrases, au point de créer un sabir ridicule, preuve de la pauvreté du vocabulaire de nos contemporains. Les médias en sont farcis, les gens contribuent à leur tour au génocide de notre si belle langue. L'autre jour, une mère de famille faisait du sport avec son fils :<< Foot first, foot first >>. Cette sotte ne comprenait même pas que l'envahissement de l'anglais est un prélude à notre soumission complète, à notre disparition en tant que nation souveraine et cultivée. Le slogan publicitaire en français est moins dangereux que le franglais, mais témoigne aussi du conditionnement des esprits. @Sylvie de Tauriac

Publié le 01 Septembre 2025

@Michel Laurent
Certes la fin est heureuse, mais la tonalité d'ensemble est bien plus celle de l'enfer que du paradis.
Le texte est très cohérent et j'ajouterais même convaincant, mais il me fait plus pleurer que rire, car il reflète trop bien la misère affective de notre monde !

Publié le 30 Août 2025

@Phillechat 4
Une dystopie glacée, dites-vous ? J’avoue que l’image est belle… mais si vous êtes allé jusqu’au bout du texte, vous aurez noté que la glace a tout de même fini par fondre au soleil d’une fin heureuse ! Les friandises glacées ne nous réservent pas toujours ce genre de consolation : il leur arrive de se briser net sur une dent sensible, ou encore de se liquéfier avant même d’avoir été savourées. Mon texte, lui, me semble devoir se tenir à peu près jusqu’au bout...

@Zoé Florent
Merci, merci, mille mercis ! J’ai lancé mes slogans comme un cracheur de feu balance ses flammes, espérant ne pas brûler les rideaux du théâtre. Tu me rassures : la salle est encore debout.

Les silences, eux, sont mes figurants les plus capricieux : ils n’en font qu’à leur tête et se prennent pour des divas… En qualifiant le silence de "maladroit", "nu", "titubant", il s’agit d’évoquer un retour difficile, une forme de honte ou de douleur. Naturellement, le silence n’a rien ici de majestueux ou d’apaisant. La phrase étant très courte, chaque adjectif porte ainsi un poids émotionnel. Presque comme chez Duras ou chez Beckett, où le silence devient un personnage à part entière. Je ne saurais bien entendu avoir la prétention de me comparer à Mallarmé pour qui le silence est une ombre qui donne forme au vide (sa poésie « dessine le silence en ombres exprès »).

Content que ce théâtre de rue t’ait plu, je t’envoie un jet de confettis pour égayer ta journée.

@Vanessa Michel
Merci infiniment Vanessa ! Je n’aurais jamais cru que mes slogans, en bons petits rebelles, parviennent à se muer en poèmes, ni que mes silences, toujours timides, se lancent dans des plongeons poétiques… Si ça continue, je vais devoir ouvrir une école de dressage pour slogans et une pension de repos pour silences fatigués. En attendant, vos mots me font grand plaisir et me donnent envie de poursuivre le numéro.

Publié le 30 Août 2025

Michel, votre écriture et vos silences sont d'une poésie et d'un envol toujours si légers et profonds à la fois. J'ai pris grand plaisir à lire et à découvrir cette histoire où les slogans deviennent des poèmes et où l'humain renaît, cette nouvelle où la beauté de la plume et celle des émotions, des sentiments, s'unissent en un mariage parfait. Un grand merci à vous @Michel Laurent

Publié le 29 Août 2025

@Michel Laurent Comme moi, tu as fait le choix des slogans multiples, et c'est très réussi.
Scénario imaginatif, poussé à l'extrême, rythme, rédaction irréprochable (bien que les silences et leurs qualificatifs... mais chut !), rien à redire, si ce n'est merci pour cette contribution et belle journée !
Amicalement,
Michèle

Publié le 29 Août 2025

Une dystopie glacée !

Publié le 29 Août 2025