« Tu préfères les bottes noires ou les marrons ? » Derrière cette question en apparence anodine se cache un crime syntaxique. Car, sauf à avoir à choisir entre souliers et châtaignes, ce qui est rarement l’objet d’une telle interrogation, il y a un S de trop dans cette phrase. Et ce S est l’arme du délit.
Quand on parle de mode, on ne convoque pas le fruit du châtaignier. Dans cette phrase, il s’agit donc en général de choisir une teinte de cuir, pas une garniture de dinde. Et là, le pauvre marron, substantif désignant un fruit respectable, se retrouve enrôlé de force dans le monde cruel des adjectifs.
Et pourtant il proteste, il résiste et il nous entraîne à la faute. Il n’est pas né pour ça. On force la châtaigne à troquer la forêt pour le bitume et à renoncer à l’automne pour épouser le soulier et devenir adjectif de couleur. Qu’on me fiche la paix, proteste le marron ! Mais il est trop tard. Avec son nouveau statut d’adjectif, on va le torturer. On lui refuse tout de go les caprices du pluriel et même face à une armée de bottes, il sera singulier, le marron, et il le restera.
Bienvenue dans la langue française, ce royaume baroque où les mots vivent sous des lois d’exception. Certains adjectifs s’accordent avec zèle, comme des courtisans bien élevés. D’autres, plus rebelles, refusent obstinément de se plier aux règles, tels des moines grammairiens en grève. Et les adjectifs de couleur, eux, ont choisi la schizophrénie.
Le bleu, bon élève, s’accorde sans broncher. Le vert suit, discipliné. Mais la turquoise ? Elle vous regarde avec hauteur, invariable et fière. Noisette fait la moue. Crème, elle, se pavane en robe pastel, indifférente aux S qui s’agitent autour d’elle. Elle n’a pas besoin de pluriel pour être exquise.
Pourquoi cette rébellion ? Parce que ces adjectifs-là viennent du monde noble des noms communs. Et les noms, ces aristocrates du lexique, ne s’accordent qu’avec eux-mêmes. On peut avoir des yeux bruns, mais pas noisettes ; des robes bleues, mais pas émeraudes ; des bottes marron, mais jamais marronnes. Le S, dans cette monarchie grammaticale, est un insigne réservé aux adjectifs de sang pur, caste qui exclut tous les qualificatifs de couleur qui dérivent de noms communs.
Et comble de l’ironie, les Français, peuple frondeur, révolutionnaire, égalitaire, acceptent cette injustice sans sourciller. Ils réclament l’égalité des sexes, mais refusent celle des couleurs. Ils s’indignent de l’ordre mondial, mais laissent crème et turquoise vivre dans leur splendeur invariable.
Quant aux couleurs composées, c’est là carrément du théâtre. Le grammairien, soudain devenu poète, décrète qu’un bleu clair ou un vert bouteille est une union sacrée, un mariage sans fusion. Pas d’accord possible : des yeux bleu clair, des robes vert foncé, des vaches noir et blanc. La syntaxe devient chimiste : elle mélange, mais ne lie pas. Elle évite les drames conjugaux. L’amour grammatical n’est toléré qu’à condition de ne pas s’accorder.
Au fond, cette règle est une philosophie. Car qu’est-ce qu’une couleur, sinon une illusion sur fond d’ombre ? Et qu’est-ce qu’un accord, sinon une tentative désespérée d’unir l’inconstant au pluriel ? La langue française, dans son génie tortueux, a compris que les nuances ne s’accordent pas : elles coexistent. Le marron n’est pas les marrons, pas plus que la vie n’est les vies. C’est une teinte, un état d’âme, une hésitation entre le rouge et le noir. Il ne se multiplie pas : il persiste.
Alors oui, écrivons des bottes marron. Et sachons que, ce faisant, nous saluons la liberté de la nuance, la solitude du mot, et cette magnifique obstination du langage à ne jamais être tout à fait logique. Car la grammaire, au fond, n’est pas une science : c’est une morale. Et l’accord des couleurs, sa plus subtile hypocrisie.
Michel Laurent
[1] Inspiré d’un article du journal Le Monde intitulé « Les cinq fautes d’orthographe que tout le monde fait », https://www.lemonde.fr/la-matinale/article/2025/10/26/les-cinq-fautes-d-...
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@Michel Laurent
ha ha ! J'adore !! On sent le disciple d'Épicure et de San Antonio derrière votre prose fleurie...
Mille mercis @Daniel Clément pour votre commentaire qui m’a fait gonfler les chevilles. Que vous ayez trouvé du plaisir dans un texte sur la grammaire, introduit par un titre qui ferait fuir un lecteur pressé comme un contrôleur fiscal le soir du 31 décembre, c’est un compliment qui me va droit au cœur.
Mon titre, c’est en effet un peu comme ces fromages qui sentent l’émeute mais qui, une fois en bouche, révèlent une douceur céleste. Un extérieur qui vous fait hésiter, un intérieur qui vous convertit pour la vie. Pour rester dans la métaphore, j’ai trouvé dans votre commentaire (croustillant de louanges), une saveur et un enthousiasme qui auraient fait fondre un Roquefort timide.
Merci @Michel Laurent pour cet article réjouissant, prendre du plaisir en lisant un texte sur la grammaire introduit par un titre qui ferait fuir tout lecteur négligent, c'est aussi jouissif qu'inattendu ! Encore merci donc pour cet éloge subtil de la nuance, de la beauté et de la subtilité de la langue française.
Vous avez ô combien raison, @Sylvie de Tauriac. Merci aux “esprits supérieurs” de protéger nos précieuses traditions. Sans eux, quelqu’un pourrait, horreur absolue, écrire “j’ai faim” au lieu de “je ressens un léger inconfort gastrique”. Le monde courrait au chaos. Plus sérieusement, à mes yeux, une langue ne naît jamais dans les conclaves compassés des soi-disant esprits supérieurs, mais dans le frottement têtu des siècles, sculptée par les usages que ses locuteurs en font et qui seuls lui donnent souffle et élan.
Je pense qu'il y a beaucoup de logique dans notre grammaire et il ne faut pas remettre en question les règles établies par des esprits supérieurs. Une langue a aussi ses traditions et ses repères. @Sylvie de tauriac
Bonjour gaspard-off
Merci pour votre message sympathique, et pour sa totale pertinence, l’histoire de l’orange méritait en effet d’être mentionnée !
Mais il y a les goûts et les couleurs. Et question goût, savez-vous que l’orange et le citron ont quelque-chose de fascinant. Ils possèdent une même molécule (le limonène) qui leur donne toute leur personnalité, et précisément leur goût et leur odeur. Simplement, le citron en possède la version « gauche », l’orange la « droite » (ce sont des miroirs chimiques, à l’image d’une main gauche et d’une main droite). Même molécule, infime différence… et hop, comme par magie, l’un sent sucré et joyeux, l’autre acidulé et piquant.
Bonjour @Michel Laurent, c'était sympa.
J'ai seulement regretté qu'il n'y ait pas un seul mot sur l'histoire douce-amère de l'orange, qui aurait souligné que le nom, dans sa noblesse, ne devient couleur que lorsqu'il est sucré.
Je ne sais pas si c’est à moi que vous vous adressez, cher M. @Charles A. Delubier, mais je vous rassure : de tous mes nombreux naufrages, aucun ne s’est produit en mer. Par ailleurs, je flotte aussi mal que je gère mes rendez-vous, c’est dire si je n'ai pas le pied marin.
C'est curieux, chez les marins, ce besoin de faire des phrases.
Cher distingué collègue des belles lettres,
Votre missive m’est parvenue comme un effluve de Ninive : il embaume la courtoisie, la fine humeur, et ce zeste de désinvolture que seule la fréquentation assidue des dictionnaires (et de l'astral) peut conférer. J’y ai lu, non sans une larme circonspecte, la preuve éclatante que mes propos, partis d’un soufflet lexical, ont trouvé refuge dans vos parages douillets.
Je me réjouis d’apprendre que vous entreprenez ce Traité du bleu turquoise et de la crise spirituelle du verbe être ; j’y vois une nécessité civilisationnelle. Le monde a trop longtemps négligé la dimension chromo-ontologique du participe présent.
Continuez, cher ami, à conjuguer vos chaussures avec vos songes : c’est là l’apanage des esprits réellement supérieurs. Quant à moi, je retourne briquer mes mocassins de pensée, afin qu’ils brillent au prochain pas de sens.
Cher @M. de Morny, lecteur pluriellement ému,
Votre message m’a fait l’effet d’un bain de syntaxe dans une source de caféine littéraire : j’en ressors à la fois trempé d’admiration et légèrement fébrile. Vous avez su, avec une virtuosité que je soupçonne chromatique, faire du marron un miroir de l’âme. Je n’en attendais pas moins d’un homme capable d’accorder ses mocassins à ses méditations.
Soyez rassuré : je travaille déjà à ce Traité du bleu turquoise et de la crise spirituelle du verbe être. L’ouvrage s’annonce dense, car il n’est pas aisé de conjuguer la nuance avec l’absolu. En attendant, je vous adresse mes plus sincères remerciements pour cette lecture aussi fine que vos chaussures, et presque aussi bien cirée.
Avec ma gratitude teintée de sépia.
Chère @Vanessa Michel , votre mot m’a touché en plein cœur chromatique. Quelle joie de voir mes élans de couleur et mes petites impertinences syntaxiques trouver un écho si lumineux sous votre plume ! Recevez toute ma gratitude, teinte d’émotion et de reconnaissance, mélange subtil,entre le carmin du plaisir et le bleu tendre de la gratitude.
Ma doué, cher monsieur, on peut dire que vous ne vous asseyez pas sur le compte-gouttes. Votre plaidoyer pour le marron m’a tourneboulé et même tout chamboulé. Vous maniez la syntaxe comme d’autres la badine : avec passion, conviction, et cette dangereuse exultation du penseur fécond qui confond parfois le mot et son reflet.
Mais permettez à votre lecteur ébaudi de reprendre haleine. Vous qui transformez la règle en épopée, l’accord en croisade, et chaque adjectif en martyr du pluriel. J’en suis encore tout pluriellement ému.
Sachez-le : depuis cette lecture, je ne puis plus regarder mes Winston sans y voir un drame existentiel entre la teinte et la semelle. Et si, par hasard, vous décidiez d’écrire un traité sur le bleu turquoise et la crise spirituelle du verbe être, je promets d’en acheter deux exemplaires — un pour lire, l’autre pour tenir compagnie à mes mocassins de printemps.
Avec mon expresse gratitude.
Quel plaisir de (re)découvrir le condensé des audaces, impertinences et insoumissions de la syntaxe des couleurs lorsqu'elles sont dépeintes avec autant de poésie et de légèreté !
Merci @Michel Laurent !
@Zoé Florent
Quelle terrible cinglée vous faites ! Vraiment, je vous obsèèèèèède...
PS : le mérite revient à mBS, qui a mis le lien à la fin de ta tribune (Vous serez aussi intéressé par :)... Je n'ai pas de temps à perdre dans ce genre de recherche, je te rassure ;-).
@Henriette Pattenlair en PPS, afin de vous laisser un dernier mot dont vous ne pouvez vous passer : autant que je vous ai obsédé pendant huit ans, croyez-vous ?
Allez, bye, Karadek Lamouette...
@Zoé Florent II Merci pour ce rappel de l'excellent papier de Karadeg Lapérissoire, que je ne connaissais pas (ou que j'avais peut-être oublié). Le mien est plus modestement inspiré, comme signalé en note, d'un petit articulet récent du Monde.
Les couleurs et leur accord, une des difficultés de notre belle langue... mais pas la pire.
Merci pour le lien @mBS... Il est vrai que notre troll bienaimé avait aussi pondu une tribune sur le sujet, en 2023 :
https://www.monbestseller.com/actualites-litteraire/19781-suite-de-la-collection-grammaire-sur-mbs-les-adjectifs-de-couleur
Tribune signée Karadeg Lapérissoire, qui, je vous le donne en mille, est devenu Laurent Lamouette entretemps, nouveau pseudo dont il se sert actuellement pour s'autocongratuler... Ah, ce troll, il nous en fait, tout de même :-) !
Merci pour ce billet sympa, @Michel laurent.
Amicalement,
Michèle
Facile d'être piégé et on risque de se prendre un marron ou une châtaigne ?