Patrice Dumas
Maître Satō, en contemplant son ouvrage, éprouva une lueur de fierté alors que ses yeux scrutaient chaque reflet de la surface vermeille. Jamais un de ses travaux n’avait approché aussi intimement la perfection, but suprême, mais inaccessible, de ses gestes.
Curieusement, à plus de quatre-vingt-dix ans, maître Satō craignait bien moins la mort, que les persécutions de la vieillesse. Certes, sa vue était restée excellente, ses doigts avaient conservé leur agilité,mais qu’en serait-il demain ? Cette question le perturbant, maître Satō, soucieux de la pérennité de son habileté, examina encore plus méticuleusement le brillant profond de la délicate laque, chaque incrustation de nacre, la jointure du couvercle. Enfin, il reposa la boîte, satisfait : malgré sa traque minutieuse, il n’avait pu déceler le plus infime défaut.
Alors, le vieillard se souvint de la lettre fort respectueuse que l’honorable Atsuhito Sakata lui avait envoyée quatre mois plus tôt, en réclamant humblement de rencontrer le maître du Shishiai Togidashi Maki-e[1].
Comme tous les Japonais, maître Satō connaissait le groupe sidérurgique centenaire, fondé par le regretté Soichiro Sakata, et il fut agréablement surpris par un raffinement qu’il ne soupçonnait pas, chez un héritier dont la richesse prenait source dans la fureur de hauts-fourneaux vomissant une lave incandescente. Il avait donc répondu favorablement à cette demande, en suggérant à Atsuhito Sakata une promenade auparc du Heian-jingu, où maître Satō entraînait chaque année ses disciples, pour admirer les cerisiers en fleurs annonçant l’avènement du printemps dans l’archipel nippon.
Au matin du rendez-vous, Atsuhito Sakata s’était présenté vêtu d’un kimono, et maître Satō avait apprécié cet attachement aux coutumes ancestrales. Après que l’un et l’autre se furent inclinés avec la plus grande déférence, la conversation s’engagea. L’homme d’affaires requit le privilège d’assister à la leçon de maître Satō.
L’artiste objecta :
— Sakata-sama, mon cours doit durer jusqu’au soir, et votre temps est tellement précieux…
Mais le richissime industriel répondit :
— Satō-sensei, jamais mon temps n’aura été mieux employé, car un doute terrible taraude mon esprit. Je n’ai jamais connu l’exaltation brouillonne de la jeunesse ; à vingt ans, le destin a voulu que je possède des usines immenses, funestes dragons crachant au ciel une fumée noirâtre. Aujourd’hui, mon âme est assombrie, et la richesse dont je dispose m’indiffère, car elle est entachée. L’acier que nous produisons est œuvre de mort, et cela ébranle ma conscience, au point que je pourrais tout abandonner. Satō-sensei, votre infinie sagesse éclairera ma décision.
Maître Satō, sensible à cet émouvant plaidoyer, accéda volontiers à la demande d’Atsuhito Sakata, puis, patiemment, il apprit à ses élèves à détailler chaque corolle, afin de les rendre parfaites. Pour ces néophytes, chaque fleur était semblable à une autre, mais, pour maître Satō, chacune était particulière. Aucune singularité, aussi ténue fût-elle, ne lui échappait, ce qui surprit Atsuhito Sakata.
Déconcerté, il confia au vieux maître :
— Lorsque je visite mes fonderies, les visages de mes ouvriers sont pour moi tous identiques, alors que, vénéré maître, vous savez différencier ces innombrables fleurs.
L’artisan assura :
— Ce soir, vous aurez acquis cette faculté, Sakata-sama,et plus jamais vous ne verrez les êtres, aussi modestes soient-ils, de la même manière. Lorsque vous saurez distinguer une fleur de cerisier d’une autre, vous retrouverez goût à la vie.
La journée durant, l’industriel, comme un simple apprenti, bénéficia de l’enseignement du maître, puis au soleil déclinant, maître Satō donna congé à ses élèves, et il marcha encore avec Atsuhito Sakata,qui l’interrogea :
— Vénéré maître, j’ai l’audace de croire que j’ai compris votre leçon. En souvenir de cette journée, accepteriez-vous de confectionner pour moi une de vos merveilleuses boîtes laquées ? Suis-je digne de me réjouir de votre agrément ?
— Oui, Sakata-sama, car votre application, pendant cette journée, a été grande. Je choisirai pour sujet ce hanami, que nous avons passé ensemble.
Le vieil homme avait donc travaillé, quatre mois durant, pour tenir la promesse faite à Atsuhito Sakata.
Aujourd’hui, son ouvrage terminé, il s’apprêtait à le lui remettre.
Dès midi, maître Satō se fit conduire à la gare, pour emprunter un rapide conduisant vers le sud. Alors qu’il somnolait, il se souvint de ses adieux, après les années d’apprentissage passées chez son vénéré professeur Yoshi Keiju :
— Satō-chan, mon ami, je ne peux plus te donner de leçon.
— Pourquoi, Keiju-sensei. Vous aurais-je déplu ?
— Non, bien au contraire, mais mon enseignement est achevé, car tu me surpasses en tout.
— Pourtant, je dois continuer à apprendre, je manque tellement d’expérience !
— Tu peux encore progresser, il est vrai, et le temps sera ton allié. Applique-toi sans relâche.
À ce doux souvenir, et bercé par les mouvements de la voiture, le vieil homme s’était endormi. Le soir, le contrôleur le réveilla, juste avant que le train arrive à destination, dans la région de Chugoku.
L’artisan dîna chez un de ses anciens élèves, qui le reçut avec dévotion, en s’extasiant devant le travail que le respecté maître venait d’achever, puis il se coucha tôt.
Atsuhito Sakata avait convié maître Satō dans ses bureaux du hall des industries, prestigieux rendez-vous des hommes d’affaires de la province.
Aux premières heures du jour, le maître du Shishiai Togidashi Maki-e avait donc été reçu par son respectueux admirateur. L’artiste déposa cérémonieusement le coffret contenant la boîte de laque, et Atsuhito Sakata découvrit la merveille tellement désirée.
La perfection du travail accompli le sidéra. Jamais il n’avait espéré un tel aboutissement, sublime en tous points. On ne savait s’il fallait admirer le plus l’élégance irréprochable des formes, la délicatesse du motif, les reflets profonds de la laque, ou attarder son regard sur chaque pétale des fleurs, magnifiquement reproduites, en nacre irisée.
Atsuhito Sakataloua en termes choisis l’immense talent de maître Satō, et il lui exprima ses remerciements avec une exquise courtoisie, puis il invita le génial créateur à s’approcher de la grande baie vitrée, où la lumière du soleil estival, baignant le ciel limpide, mettrait davantage en valeur la subtilité des teintes.
Soudain, une étrange lueur éclaira la pièce, puis les deux hommes ressentirent les prémices du souffle qui les tua net, dans l’effondrement du hall des industries.
Ce 6 août 1945, à 8 h 16, la première bombe atomique venait d’exploser au-dessus d’Hiroshima, en tuant 75 000 Japonais, et la nuée ardente née de la fission de quelques centaines de grammes d’uranium, consuma dans les décombres le dernier chef-d’œuvre de maître Satō.
FIN
[1]Shishiai Togidashi Maki-e : Forme élaborée combinant différentes techniques, pour décorer les objets en laque.
Vous avez écrit un livre : un roman, un essai, des poèmes… Il traine dans un tiroir.
Publiez-le sans frais, partagez-le, faites le lire et profitez des avis et des commentaires de lecteurs objectifs…
......Patrice Dumas, pas un néophyte, pas un touriste en peine de tourisme. Patrice Dumas, une pépite, une conséquence collatérale qui arrive en surprise. Tu es ce qui rend ce concours magnifique. ................... . De la senteur de vivre, de la douceur de lire avec une caresse d' âme qui vient d' un pays de loin. Un pays où l' étranger est reçu aimablement. C' est avec un art de s' exprimer qui est une philosophie culturelle, beaucoup plus culturelle qu' une philosophique ou une philosophie engagée, aboutie, déjà adaptée aux façons et aux règles de vivre......................Wahouu, le texte, l' histoire ! Rester simple et courtois et réussir à naître et grandir un sentiment de quiétude qui s' envole, dessine des formes, qui approche des yeux, s' en éloigne et déforme. Arriver dans un pays d' humilité et de déférence, un pays d' anges on dirait. Youpi, merci !...................Ah la boi-boite, elle est sucrée à comprendre, elle à du miel à savoir ? Mystère. Elle a une histoire bourrée d' envies, une histoire de secrets d' hommes qui va se découvrir, qui va se déboucher, qui va se révéler, qui va montrer son mystère. Il sera beau, le mystère...le mystère est beau parce qu' il est mystérieux, le mystère est mystérieux parce qu' il est beau. Le beau est mystérieux et est dans la boîte, la boi-boite. Je suis ravi que tu me fasse toucher la boîte..............{.Enfin, il y a à regretter l' emportement, l' escalade valorisé des actes conduis ( mais pas forcés ) des méfaits d' élans et acceptés ( pourquoi ? ) } -...................Au moment de la révélation ( ou la chute ) tu as perdu ce qui s' écrivait derrière toi, ton inconnue, là où l' encre sèche, la poésie de raconter et qui laisse glisser nos imaginations et j' ai mal lu la chute, mon goût était encore dans la poésie..............................Tout cela est bien amené c' est limpide et marché promenant. Maître Satô, pas un rocher tombé de la montagne, une montagne belle de neiges et de blancs. Gratification d' âme assurée. Une boîte accessible et profitable à tous. Tout mes compliments et ma satisfaction, ma reconnaissance Patrice Dumas. Bravo. ....... .
@Patrice Dumas, votre nouvelle est d'une grande beauté. Vous réussissez à nous transmettre l'âme de la culture japonaise. La précision des sens et du geste,la pudicité et l'humilité. Le tout dans un contexte historique à ne pas oublier.
Une nouvelle d'une grande force qui nous mène par le bout du nez dans un univers d'absolu, d'art et de perfection pour une gifle finale, d'une brutalité absolue.
Bon, cher @Patrice Dumas, vu que personne ne rapplique pour vous sculpter un Sucre d'Orge, je m'y colle : j'ai aimé votre nouvelle.
Elle est classique, rappelle un conte zen,
Elle est écrite avec précision (là, je pourrais mettre un P majuscule car la précision n'est pas que dans l'écriture, mais aussi dans l'approche du personnage et de son art),
Elle est écrite avec esprit : l'esprit des choses qu'on voit pour la dernière fois,
Elle laisse un goût en bouche proche de l'amère acidité de l'umebosi salé,
Elle est généreuse et désespérée,
Elle me touche infiniment.
Merci.