L’article précédent nous montrait qu’il était important pour l’auteur, avant de choisir la créature ou l’élément fantastique qui hantera son texte, d’établir les réflexions qu’il veut livrer à ses lecteurs. Il est vrai que certaines de ces créatures sont devenues populaires, voire mythiques parce que, précisément, elles portent en elles des concepts universels.
On connaît bien sûr les figures classiques du vampire (Dracula de Stocker où le célébrissime comte envoûte la jeune Mina, Carmilla, la créature séductrice et meurtrière de Le Fanu, La Femme immortelle de Ponson du Terrail, créature condamnée au bûcher, mais qui y aurait survécu…) ou du fantôme (Le Château d’Otrante hanté par le spectre d’Alphonse mort empoisonné, Les Mystères d’Udolphe, un château que Radcliffe peuple entre autres choses de spectres, Le Tour d’écrou de James, où deux fantômes tourmentent des enfants…), en passant par toutes sortes d’autres créatures plus ou moins singulières et populaires, comme celle que conçut le docteur Frankenstein dans le roman éponyme de Mary Shelley. En vérité, on peut tout inventer : je pourrais fort bien concevoir une créature bicéphale pour travailler sur la dualité, ou sur un être tantôt visible tantôt invisible, si je voulais étudier les liens entre le monde tangible et l’au-delà, par exemple. Les possibilités sont très étendues.
Ce qu’il faut retenir, c’est que l’auteur, selon la nature de la créature qu’il imagine, peut glisser en elle différentes méditations : elle est son messager. La créature de Shelley permet une réflexion sur la science ou l’hybris de l’homme voulant égaler Dieu ; celle de Dracula, sur la condition humaine, l’immortalité ou Dieu… Il importe donc que l’auteur choisisse un type de créature propre à lui permettre de développer les concepts qu’il veut étudier. En effet, chaque créature renferme en elle un potentiel qui lui est propre en fonction de ce qu’elle est, des frontières et des interdits qu’elle transgresse, de son origine, de son rapport aux autres personnages… Un personnage comme le diable, tout droit sorti de la mythologie chrétienne, offre une batterie considérable d’interrogations philosophiques (comme le bien et le mal, la foi, le doute, la séduction…) d’une nature bien différente de celles que propose la nouvelle de Stevenson, L’Etrange cas du Docteur Jekyll et de M. Hyde, où le "double" du savant invite le lecteur à méditer sur la part de mal qu’il y a en nous, sur les dangers possibles de la science…
Le personnage surnaturel est souvent lié à la mort. Il est un être venu de l’au-delà et qui, comme nostalgique d’un monde qui n’est plus le sien, poursuit ceux qu’il avait autrefois connus, fuyant la désespérante solitude où l’a jeté sa condition. L’auteur a donc le souci de faire du personnage surnaturel une créature tourmentée par sa nature ou par son passé. Mais il est plus que cela encore : il est celui qui incarne la transgression de la frontière qu’impose la mort. En tant qu’il se montre, depuis l’au-delà, aux vivants, il démontre que la mort n’existe pas et invite ainsi les personnages auxquels il est lié à reconsidérer leur propre conception de la vie et de la mort. Il y a donc dans le personnage de la littérature fantastique un effet spéculaire par lequel celui qui est mort interroge celui qui est vivant sur sa propre mortalité, mais aussi sur sa propre immortalité, ce qui constitue l’une des raisons pour lesquelles le personnage fantastique fascine les lecteurs.
On peut dire également que le personnage surnaturel, quand il est indissociable de la mort, est un paradoxe en ceci qu’il est mort mais reste piégé en même temps parmi les vivants. Le vampire est prisonnier de sa propre éternité, c’est-à-dire, paradoxalement, de la vie absolue, totale, comme le fantôme est enfermé souvent dans la maison qui l’a vu mourir. Dans le premier cas, la prison du personnage surnaturel est inhérente à sa nature, cependant que dans le second cas, elle est extérieure à lui-même.
Le fantôme, donc, est souvent prisonnier de sa propre maison, qui apparaît alors très vite, à la fois comme une projection de lui-même et comme l’expression la plus fidèle de ce qu’il est devenu. Finalement, le fantôme est un prisonnier. Sa prison est sa maison, mais aussi son passé. Le fantôme hante l’éternité parce qu’il est incapable de s’ouvrir à l’avenir. Donnons, à titre, d’exemple, Le Mendiant de Locarno, nouvelle dans laquelle l’écrivain allemand von Kleist campe le personnage d’un marquis poursuivi par le spectre d’une femme qu’autrefois il malmena et qui crie vengeance. Le fantôme est ainsi l’ennemi du genre humain en cela que, tourné vers son passé, il cherche à empêcher les vivants naturellement poussés vers l’avenir.
En outre, le propre du personnage surnaturel de la littérature fantastique est peut-être sa proximité physique et psychologique avec les "vivants". En un mot, il les hante, soit à la manière d’un spectre, soit par son omniprésence physique. Il devient très fréquemment l’obsession d’un mortel, la petite voix qui le renvoie à sa culpabilité, à ses peurs les plus profondes, à son passé ou que sais-je encore. Il l’enseigne, lui montre ce qu’il a perdu ou risque de perdre, remet en cause ce qu’il croyait et, par le fait même, invite le lecteur à faire de même. Ce rapport, dit simplement, entre les vivants et les morts est donc pour l’auteur une occasion d’explorer le labyrinthe de la psychologie humaine, et plus l’auteur, via ses personnages, saura cultiver cette proximité entre le vivant et le mort, entre le visible et l’invisible, plus son exploration de l’esprit humain en sera riche.
Si nous poursuivons dans cette voie, nous trouvons des auteurs de récits fantastiques qui utilisent la folie comme substitut de l’événement ou du personnage surnaturels. La folie nourrit avec le fantastique une étrange relation, popularisée entre autres par la nouvelle épistolaire de Maupassant, Le Horla, qui raconte comment un homme, sombrant dans la démence, se persuade jour après jour qu’un esprit mauvais partage sa vie alors que le lecteur, animé par sa propre raison, préfère souvent considérer que le narrateur a tout bonnement perdu la sienne. Le fantastique ici, naît de la folie elle-même, et il peut arriver que le lecteur hésite à déterminer s’il s’agit d’un cas de possession ou simplement de démence. Voilà donc une entrée originale dans le fantastique, et l’auteur qui la choisit a tout loisir d’exploiter les multiples dérèglements de la raison pour apporter avec chacun d’eux des pensées sur la condition humaine, si faible face à des forces qui la dépassent.
Nous avons donc vu ici que la nature du personnage surnaturel était essentielle pour un auteur qui a le souci d’interroger la nature du monde et de l’homme. Pour autant, ce n’est pas le seul moyen qu’il ait à sa disposition : si la créature surnaturelle est fondamentale, le décor a aussi son rôle à jouer, non seulement pour conférer au récit une atmosphère spécifique, mais aussi parfois pour alimenter les méditations de l’auteur.
Dans son prochain article et dernier article de cette série, Jonathan Chardin nous guidera à travers un élément incontournable du fantastique : le décor.
Vous avez écrit un livre : un roman, un essai, des poèmes… Il traine dans un tiroir.
Publiez-le sans frais, partagez-le, faites le lire et profitez des avis et des commentaires de lecteurs objectifs…
@Tomoe Gozen
Certes, mais avec le fantastique l'ambivalence est vraiment centrale dans le récit : c'est même l'essentiel !
@Le philosophe 2
Puis-je glisser que, quel que soit le genre, les personnages monolithiques font grave chier les lecteurs ? Que, donc, le fantastique n'a pas grand-chose à voir dans l'histoire.
Toute la difficulté est de recréer l'ambivalence qui est la clé des héros des récits fantastiques !
@Chardin
Je pense que vous ne serez pas déçu.
@Tomoe Gozen
Merci beaucoup pour ce conseil de lecture, qui est d'autant plus intéressant pour moi que je ne connais rien de cet auteur.
Puis-je conseiller très, très vivement un auteur de romans fantastiques extraordinaires (notamment le fascinant "Golem") : Gustav Meyrink ?
J’ai été un peu fort dans mes propos. Vous avez raison.
@Maud de Fayard
Je ne crois pas m'agripper à une délectation du sombre. Je me suis agrippé en revanche dans cet article à la littérature classique, et sans doute mes connaissances sur ce sujet sont-elles très incomplètes. Si vous connaissez des personnages surnaturels issus de la littérature fantastique classique et qui entrent dans une autre catégorie que celles des "personnages traumatisés, qui font peur ou d'horreur" (hors le fantôme de Canterville, que j'ai déjà évoqué dans un article), je suis preneur. Peut-être la fée aux miettes dans le roman de Nodier.