
Le train a quitté Porto. On est déjà loin quand s’ouvre la lourde porte du compartiment. Un vieux monsieur sans âge ou qui aurait prématurément vieilli entre. Il porte un chapeau mou, des lunettes rondes, des moustaches épaisses poivre et sel, un costume gris trois pièces et des chaussures noires vernies. Nous nous saluons. Il s’assied en face de moi.
—Laissez moi deviner, vous êtes français, non? J’aime votre pays et votre langue.
Devant mon étonnement, l’homme m’avoue sentir ce parfum si particulier qu’on exhalerait en voyage et se tromper rarement quand il était en présence de l’un d’entre nous.
Cette perception lui vient de ses fréquents séjours à Paris où il se rend à des rendez-vous littéraires et artistiques.
Il me dit son goût pour la vie parisienne. Ses moeurs enjouées et légères, le sentiment de liberté qui y prévaut, le foisonnement des avant-gardes. L’invitation aux rêves qu’elle suscite malgré les temps difficiles que l’Europe toute entière traverse.
—Les choses ont du bien changer depuis ma dernière venue. J’y avais rencontré Breton, Apollinaire...
J’écarquille les yeux, cherche à croiser les siens sous ses épaisses lunettes, quelque chose soudain cloche. Les surréalistes. Rencontrés ? Cet homme devant moi a tout au plus quarante cinq ans. Est- ce un vieux fou échappé de quelque asile lisboète, son accoutrement pourrait le laisser penser, ou bien est-ce moi qui déraille ?
Une odeur de vieux cuir et de boiseries vernissées, de vapeurs soufrées, que je n’avais par perçue au début envahit la voiture.
Accrochées aux murs, en noir et blanc, d’anciennes photos de pêche à la morue dans l’Atlantique-Nord. Des hommes y déversent leurs filets dans les soutes, on voit à leurs gestes qu'ils chantent leur infinie tristesse. L’éclairage est tamisé. Les cahots sont plus violents. Les nappes de brume qui enveloppent les wagons sont de fumées. Au loin, les couleurs de ce qui semble être le ciel sont mordorées.
Je dois me rendre à l’évidence, je suis à bord d’un train tiré par une locomotive à vapeur. Trimballé dans un passé que je ne connais pas.
—Je suis Fernando Pessoa, me confie le voyageur.
Je ne sais plus ce que j’ai bredouillé, m’en suis excusé et me suis mis à lui parler de la fille que j’avais rencontré le matin même sur un pont traversant le Douro. Sans vraiment savoir pourquoi je le faisais. Ni si cela avait une quelconque importance pour lui. Si ce n’est qu’elle m’avait invité pour des raisons que j’ignorais à le rencontrer. Lui, le grand poète.
-Ou celui qu’il vous plaira que je sois, cher Monsieur. Vous-même, n’avez pas de réalité.
A ses mots, je perds pied. Me souviens que pessoa veut dire personne en portugais. Plus rien ne fait sens. L’orage qui bat aux vitres, les photos jaunies sur les cloisons, le paysage nu à travers les fumées, lui, moi, nous, assis en face l’un de l’autre. Ce voyage. Porto. Sa gare. La fille qui cherchait m’avait-elle dit à s’apaiser du malheur de vivre en se jetant dans le fleuve.
Je ne suis plus sûr de rien.
Soudain, une main sur mon épaule me secoue...
Daniel Saint-Lary
Vous avez écrit un livre : un roman, un essai, des poèmes… Il traine dans un tiroir.
Publiez-le sans frais, partagez-le, faites le lire et profitez des avis et des commentaires de lecteurs objectifs…
@Daniel Saint-Lary
Quand la nostalgie se heurte au rêve nous voyageons avec la littérature, évidemment !
J'aurais bien vu un livre de Pessoa tomber des mains du voyageur à son réveil... Fragments d'un voyage immobile par exemple.
Et le voyageur s'appellerait Alberto Caeiro ou bien Bernardo Soares... Clin d'oeil !
Merci pour ce texte plein de poésie.
@Daniel Saint-Lary Merci pour ce joli songe, qui, en dépit de sa densité, respecte les limites imposées par le concours. Une contribution fort bien écrite au demeurant.
Amicalement,
Michèle
C'est très agréable ces aller-retour entre le passé et le présent, le réel et l'imaginaire... J'ai beaucoup aimé cette écriture poétique, aux descriptions fines et épurées, sur le fil du rêve.
Autant j’ai reconnu Fernando Pessoa avant même qu’il soit nommé, autant je n’ai rien compris à la finalité du récit…