Pas de bruit dans l'appartement. Elle rentrait donc la première. Vite, elle se précipita dans le bureau et, après avoir cette fois préparé ses classeurs et livres pour ses devoirs, bien étalés, ouverts (à l'endroit) aux bonnes pages, elle s'installa en face de l'ordinateur.
Elle constata avec soulagement que son père n'avait pas mis de mot de passe afin de lui en interdire l'accès.
Elle suivit le protocole du Jeu et découvrit qu'un de ses partenaires était connecté. Il s'agissait de Dream Song. Elle avait toujours aimé ce nom et elle se sentit soudain moins seule devant ce qui lui arrivait.
Un coup d'œil sur les autres icônes lui apprit qu'aucun d'eux ne se reposait au Break-Space. Elle découvrit aussi avec dépit qu'elle était la seule désormais à plafonner au niveau 4. Tous les autres avaient réussi les épreuves et s'étaient retrouvés de l'autre côté, au niveau de la Bataille Suprême.
Dream Song lui faisait des signes encourageants. Elle était toujours engluée dans ce sable poisseux, ce qui l'empêchait de prendre son élan pour gagner l'abri rassurant du moulin. Au-delà d'un abîme infranchissable, Dream Song lui faisait des gestes de la main. Elle décida de ne pas tenter le saut tout de suite et elle brandit la main gauche en l'air en levant le pouce, lui exprimant ainsi son désir de le retrouver dans le Break-Space.
Depuis que les autres Guerriers étaient passés au niveau supérieur, elle ignorait s'ils pouvaient toujours se rencontrer dans cet espace.
Dream Song leva le pouce gauche lui aussi et un flop cristallin ainsi que le pétillement d'une bulle qui éclate annonça son départ.
Théo le suivit et, instantanément, elle le retrouva assis sur un moelleux canapé. Il l'attendait en affichant ses couleurs, arborant, fièrement accrochés à sa cuirasse luisante en peau très ajustée, son attirail pour faire du feu, son arc rudimentaire, voire préhistorique et même un étrange bâton recourbé présentant une vague ressemblance avec un boomerang.
Ses bras et ses jambes nus étaient couverts de signes blancs ésotériques masquant entièrement son épiderme, cachés partiellement par un nombre impressionnant de bracelets, tandis qu'autour de son cou, se balançait une bourse, nouée à un lacet de cuir. Probablement un gri-gri.
Pourtant, lui aussi, malgré l'aspect antédiluvien de sa tenue, portait des rudiments d'armure classique, un casque à visière, un bouclier, un ceinturon d'acier, des genouillères articulées. Théo soupçonnait Dream Song d'être patagonien. Ou africain ? Australien peut-être ?
Elle poussa un soupir de soulagement. Donc le Break-Space était toujours accessible, même s'ils n'étaient plus au même niveau, du moment qu'ils avaient au moins atteint le 4.
Dream Song semblait tout excité et il commença immédiatement le dialogue en anglais, qui s'inscrivit en bas à droite de l'écran.
Théo actionna le traducteur et le dialogue apparut aussi en français, sous la colonne. Elle comprit immédiatement l'excitation de Dream Song. Ce jeune Chevalier venait à peine d'accéder au niveau Suprême, juste avant qu'elle ne se connecte. C'était tout nouveau pour lui et il avait hâte d'en discuter avec un de ses pairs. Il se leva de son canapé et se mit à marcher de long en large, comme Théo.
– C'est trop fastoche ! Il faut que tu le fasses ! Ne crains rien !
– Je n'ai pas peur !
Théo tapait le plus vite possible.
– Alors pourquoi n'avances-tu pas plus vite ?
– Mon ***
Théo avait voulu dire : mon père m'a interdit d'ordinateur, je dois me planquer pour jouer et la phrase s'inscrivit avec un blanc :
– Mon *** m'a interdit d'ordinateur, je dois me planquer pour jouer. Dream Song ne releva pas l'incident et continua :
– Ben justement, pourquoi tu ne profites pas là maintenant, pour tenter le coup ?
– C'est que...
– Quoi ?
– Je voulais parler avec l'un d'entre vous..
– Oui ? Pourquoi ? Quelque chose ne va pas ? À part la punition de ton ***, je veux dire...
Ni l'un ni l'autre ne firent attention au bip qui venait de retentir. Ils étaient trop pris par les propos échangés et un bug était toujours possible.
– Exactement. Quelque chose ne va pas, mais je ne sais pas comment l'expliquer.
– Vas-y, lance-toi ?
– Voilà. Je crois que j'ai vu un Écorcheur. Le chef de la cohorte des Rampants. Yaraki.
– Oui, moi aussi je l'ai déjà vu. Plusieurs fois d'ailleurs. Encore un peu et je ne passais pas l'épreuve, il s'est déplacé lui-même à la tête de ses troupes pour tenter de m'éliminer de la partie.
Théo hésita encore un instant, puis elle se lança dans son aveu, essayant de trouver une manière de dire les choses qui puisse passer pour une blague.
– Non, pas dans le Jeu, je veux dire... heu... Dans la vie. La vie avec les écoles, les profs, les parents, les voitures dans la rue, tout ça...
•••
– Tu es toujours là ?
– Oui. Je ne comprends pas ce que tu veux dire ?
– Ben... Heu... Tu crois pas qu'on joue un peu trop ? J'ai comme des hallucinations... Je vois des Écorcheurs partout. Au lycée, dans la rue... ironisa timidement Théo.
– T'as fait la fête toute la nuit et t'as la tête à l'envers, c'est ça ?
– Ça doit être quelque chose comme ça, mais je n'ai pas fait la fête. À vrai dire, c'était plutôt effrayant de les voir apparaître comme ça devant moi.
Un son caractéristique leur apprit que quelqu'un d'autre se connectait.
L'image de Glaive d'Or leur apparut instantanément, personnage assis sur le canapé.
Théo trouvait que ses attributs vestimentaires désignaient ce Guerrier comme originaire du continent africain, mais bien entendu, cela n'avait jamais été confirmé.
L'armure comprenait un pagne caractéristique, ainsi qu'un plumeau fait de feuilles de palmier au-dessus du casque et des pattes de lion qui décoraient de longs bracelets qui enserraient ses avant-bras. Mais peut-être était-il amazonien, ou caraïbe ?
– Salut ! Alors Fennec des Sables ? T’es à la traîne ? Qu'est-ce que tu fais ici au lieu de passer ton épreuve ? Vous parlez de quoi ?
– Salut, répondit Dream Song. C'est Fennec des Sables qui voulait nous dire un truc bizarre, complètement loufoque. Je ne comprends pas pourquoi tu joues à nous charrier comme ça, Fennec des Sables. Tu risques de faire foirer le niveau 5 avec tes élucubrations.
Théo trouva la réflexion injuste.
– Ce n'est pas ma faute s'il m'arrive des trucs bizarres en ce moment.
Glaive d'Or sembla brusquement mal à l'aise. Il se leva et se mit à déambuler lui aussi dans la pièce, tandis que dans la colonne de droite, les dialogues prenaient un tour fiévreux.
– Que dis-tu ? Il t'arrive des trucs bizarres ? Quel genre de trucs ?
– Une femme est morte sous mes yeux aujourd'hui.
– Mais où ?
– C'est trop fou. C'est encore plus incroyable à raconter qu'à vivre. Elle a été poussée par quelqu'un dont je n'ai vu que le bras. Un bras comme ceux des Écorcheurs. À ce moment là, un 4 x 4 l'a renversée.
– Tu vas dire que le 4 x 4 était lui aussi conduit par un Écorcheur ? se moqua Dream Song.
– Je sais. C'est impossible. Mais le plus incroyable est que personne autour de moi ne les a vus. Les témoins pensent qu'elle a été renversée par le bus. C'est faux ! J'ai tout vu !
– Dis donc ? Je ne sais pas à quoi tu carbures, Fennec des Sables, mais tu me fais bien marrer, railla Dream Song.
– Moi non, rétorqua Glaive d'Or. Ça ne me fait pas marrer. Je te crois.
– C'est vrai ? Tu me crois ?
– Oui. Parce qu'à moi aussi il est arrivé un truc du même genre. Dans l'endroit où je travaille. C'est un hôtel. Je ne sais pas si ce que je dis va passer, il y a beaucoup d'éléments perso. Mais bref, je travaille dans un hôtel, à la compta. C'est de là que je communique avec vous. On n'a pas d'ordi, chez moi.
– Qu'est-ce que tu veux dire, « je ne sais pas si ça va passer » ? On est censurés ? demanda Théo, brusquement inquiète.
– J'ai déjà remarqué qu'il y a certains de nos propos qui sont comme bugués, répondit Glaive d'Or. Vous avez dû remarquer, aussi. Un bip sonore. Un blanc dans la phrase écrite.
– Oui, j'ai remarqué, mais je pensais que c'était de simples bugs.
– Ce n'est pas une surveillance constante. Ça doit être un système programmé qui filtre certains mots.
– Tu as raison, tout à l'heure, c'est le mot père, qui n'est pas passé.
– Ça ne m'étonne pas. Trop perso.
– Hé, les Guerriers, vous déconnez ou quoi ? On est dans un jeu ou on ne l'est plus ? Vous êtes où, vous ? s'énerva Dream Song.
– Il semblerait que le Jeu déborde dans la vie.
– Je tremble...
– Tu peux rire, l'apostropha Glaive d'Or. Tu riras moins quand tu verras comme moi quelqu'un tomber du septième étage d'un immeuble, poussé par un Écorcheur qui ensuite fait le grand saut pour disparaître.
– Tu as vu ça ?
Dream Song et Théo poussèrent leur exclamation exactement en même temps, ce qui produisit un carambolage de lettres, pour très vite finir par ne faire qu'une seule phrase.
– Je ne comprends pas ce qui se passe.
– Moi non plus. Ça me fait froid dans le dos. Et le plus triste c'est que je connaissais le type qui est tombé. Il venait régulièrement. C'était un des rares, pour ne pas dire le seul, qui m'ait adressé la parole. Pour les clients, ici, on n'existe pas. On est transparents. Eh bien, ce gars-là, il me parlait normalement, il m'a même aidé une fois à réviser un exam, il était super sympa avec moi.
– Vraiment, vous commencez à me mettre les chocottes. Si c'est pour rire, j'ai bien ri, là. Voilà. On passe à autre chose ? Si on parlait du niveau 5 pour aider un peu Fennec des Sables, hein ? Ça a été difficile pour toi, Glaive d'Or ?
– Je ne veux pas fuir ce qui m'arrive. Ça fout la trouille, oui, mais il est inutile de se boucher les yeux. Il doit y avoir une explication scientifique à ce phénomène.
– Bon, on fait quoi, là ?
– Moi je dois fermer ma session, mon père risque de rentrer d'une minute à l'autre, annonça Théo.
– Moi, j'ai envie de quitter, je vous trouve vraiment déjantés. Je crois que je vais arrêter ce jeu si mes partenaires perdent les pédales.
– Moi, je vais rester un peu branchée en même temps que je bosse. Ça me permettra de guetter Œil de Faucon et Ciel qui Gronde, s'ils viennent par ici. Il faut les tenir au courant.
– Vous croyez pas qu'il faudrait profiter de cette occasion ? Je veux dire : il semble qu'on ne soit pas censurés en ce moment, le mot « père » est passé à l'instant. On pourrait échanger nos vraies adresses mail ?
– C'est formellement interdit. Je n'ai pas envie de me faire éjecter alors que je suis parvenu au but Suprême. C'est hors de question.
– OK. Comme vous voulez. Espérons qu'on pourra entrer en contact par le futur aussi facilement qu'aujourd'hui.
– Bye...
– Bye...
– Bye...
Habituellement, ils se quittaient sur leur salut plus cérémonieux, en latin.
Mais apparemment, ils avaient tous oublié de le faire, préoccupé chacun par cette conversation insensée.
C’était Confidences, le chapitre 6 de TANAGA - 1 – Les écorcheurs
© Alice Quinn - tous droits réservés – 2016
J’ai voulu retrouver avec ce roman d’héroïc fantasy la joie de l’écriture de feuilletons, qui m’a toujours fascinée. J’espère que vous partagerez cette passion avec moi.
Dans un premier temps, 2 tomes seront donc ainsi déclinés chapitre par chapitre, gratuitement, en ligne, le temps qu’il faudra, à raison de 2 chapitres par semaine, les mercredis et les samedis, à 10 heures.
Si des fautes, des incohérences ou des coquilles se sont glissées ;-) à mon insu dans le texte, je vous serais reconnaissante de m’en informer.
D’autant plus que le roman ne sera publié et proposé à l’achat pas avant la mi-Août, je pourrai donc y apporter les corrections et améliorations nécessaires, grâce à vous.
Si vous désirez lire le roman dans sa continuité, vous avez la possibilité de l’acheter tout de suite en pré-commande. Vous le recevrez automatiquement dès sa publication le 27 juillet dans un format numérique.
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Illustration couverture par Alex Tuis
Graphisme couverture réalisée par Kouvertures.com
Vous avez écrit un livre : un roman, un essai, des poèmes… Il traine dans un tiroir.
Publiez-le sans frais, partagez-le, faites le lire et profitez des avis et des commentaires de lecteurs objectifs…
@Mardje74,
Bonjour Marjorie,
je suis heureuse de savoir que tu lis de temps en temps Tanaga.
Tu n'es pas en reste quand il s'agit d'avoir de l'imagination!
Le thème du passage (d'un monde à un autre) est déjà un thème récurrent de la Fantasy,
un "trope" comme dirait Audrey!
Ensuite, le passage à travers l'écran, lui sans être un "trope", a déjà été souvent utilisé, mais c'est vrai, plutôt dans le sens "entrer dans l'écran".
Ici, c'est l'inverse qui se produit, comme dans "La rose pourpre du Caire".
ça peut être assez savoureux. Dommage que je sois obligée de rester dans le domaine de l'effroi provoqué par l'arrivée des écorcheurs dans la vraie vie, car j'aurais bien aimé aussi avoir leur point de vue et leur étonnement sur notre mode de vie.
Mais ce n'est pas mon propos ici, et de plus, ils semblent déjà tout connaître de notre façon de vivre...
à bientôt Marjorie! Merci pour ce coucou... :-)
@Alice Quinn : Coucou Alice ! Super, j'adore cet épisode ! Très vivant, bien écrit, es-tu dialoguiste ? lol.
Ca prend tournure, Fennec des Sables n'est pas la seule à voir les Écorcheurs dans la vraie vie. Franchement, je ne vois pas ce que tu as pu imaginer pour en arriver là, je veux dire d'arriver à introduire un jeu virtuel dans la vraie vie, mais c'est top ! Et ces histoires de censures, super aussi :)
Héhé oui, c'est la même chose que pour les livres ou BD en plusieurs volumes. Quand on peut se procurer toute la série, on peut lire jusqu'à plus "faim", mais quand la suite n'est pas encore sortie et qu'on a accroché, c'est dur de ronger son frein :-) En même temps, quand on suit quelque chose en format feuilleton comme c'est le cas présentement, c'est agréable aussi, et quand vous poserez le dernier chapitre, je gage que j'aurai envie de refaire la lecture complète, ce qui aboutira forcément à un ressenti différent.
@Yannick A. R. FRADIN, merci pour vos remarques toujours piles!
Vous pointez exactement aussi le problème du feuilleton. Je m'en rends compte en lisant le texte de Dali Valpogne, c'est dur pour les boulimiques de lecture ! à mercredi ! :-)
Bonjour Alice. Ca se précise, et au moins Théo n'est plus seule à vivre des événements perturbants. Quelques petites coquilles ou plutôt lourdeurs dans ce chapitre, mais c'est de l'ordre du détail. Le rythme est bon ; c'est fluide et agréable à lire. Je dirais même que je suis arrivé trop vite à la fin du chapitre. Flûte^^ Bon week-end et à mercredi :-)