Marquise[1], chante Brassens, « J’ai vingt-six ans, mon vieux Corneille, et je t’emmerde en attendant ». Ah, Corneille, le voilà bien ! A-t-il seulement eu son droit de réponse ? Offrons-lui ce droit.
Corneille ? Je me souviens de Polyeucte, cet allumé, me disais-je alors, brisant les idoles et proclamant sa foi — serait-il daté ? Cinq ans après le bac, l’année même où je me mariais, ma copine d’enfance, une grande déc*nneuse elle aussi, m’annonce qu’elle lâche ses folles années d’errance et de bringue pour se faire nonne dominicaine. On pouvait donc encore être foudroyé par la foi ; et ce n’était pas fini, une relève de jeunes s’annonçait — bouddhistes, animistes, ou adeptes du zoroastrisme, ce premier monothéisme en repli au fond de vallées iraniennes éloignées de la capitale. Bref, Polyeucte m’était resté comme une épine au pied, un motif d’arrêt, de suspension des certitudes. Ah ce Corneille — extrémiste avec politesse, alexandrins et césure à l’hémistiche, sauf exceptions !
Plus tard, en tant que prof, je me retrouve à l’enseigner. Non, pas Polyeucte, c’est pour les années suivantes. Corneille, je l’aime bien, sous ses airs de vieux ronchon brûle un cœur ardent (me disais-je). Mais Le Cid, au programme de 4e : ils en sont loin, mes élèves, entre les mobs, la musique et les jeux ! Alors, voulant alléger leur pensum et le mien, je décide d’embarquer ladite classe au théâtre Edwige Feuillère, très beau théâtre, oui, c’était à Vesoul, j’ai eu la chance de voir Vesoul durant un an, pas deux, on verra pourquoi, c’était à la fin des années quatre-vingt. Sur la scène, Clémentine Célarié, elle joue Chimène, en plus de se produire à la télé. Si ça impressionne les élèves, bah… Ils se tiennent. Une sortie, c’est toujours bien.
Tout se passait nickel, je tenais ma bande d’ados avec et malgré les pop-corn entrés en douce, lorsque Don Diègue, un vieux vraiment très vieux par rapport à son fils Rodrigue, Le Cid, se lance dans la tirade fameuse,
« Ô rage ! Ô désespoir ! Ô vieillesse ennemie !
N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ?
Et ne suis-je blanchi dans les travaux guerriers
Que pour voir en un jour flétrir tant de lauriers ?
Mon bras, qu’avec respect toute l’Espagne admire,
Mon bras, qui tant de fois a sauvé cet empire, […] »
Lorsque le plus terrible des élèves, fils de l’auto-école du coin, je m’en souviens et qui faisait déjà le fou en bagnole, dérapages et autres fantaisies bien sûr interdites, froisse son papier de pop-corn et s’écrie derrière moi :
- Oh madame, le Cid ! Hey, le sida, oui !
L’insulte ! Réduire le Cid à cette maladie plus ou moins honteuse. On a oublié ces années sida, elles étaient violentes. Je me retourne, chope et coince l’hurluberlu, un bras sur son cou de petit crétin, une clé dont il ne peut s’échapper (ah les parents d’élèves, violence sur bambin innocent, toussa). Le silence dure. Je ne relâche pas le gamin, ses collègues sont scotchés sur leur siège. Pff, ont-ils des sièges de velours rouge sombre devant leur télé !?
Sur scène, Don Diègue a stoppé net sa tirade et le silence se fait, les acteurs pointent leur nez, ils entourent leur collègue en une solidarité muette. Tout s’arrête. Silence. De part et d’autre. Les acteurs, la classe, et moi. Ce théâtre Edwige Feuillère est vraiment beau. Est-ce que mes élèves se rendent compte de la chance qu’ils ont ? La fête, ce fut en premier la sortie, marcher en rang approximatif du collège Gérôme au théâtre, sans que personne ne passe sous une voiture : je suis seule avec eux, de nos jours, ce n’est plus permis.
Reste la question : pourquoi suis-je seule à suivre et être émue ? Je n’ai pas su tisser le lien entre hier et aujourd’hui, ce qui est la mission du prof ? Comment faut-il les présenter alors ? Rock, rap, exhibition de danse moderne ? Les Classiques, quand même, ne le sont pas devenus par hasard ou chance. S’ils ont traversé les siècles, ce n’est pas en clandestins, ils ont donné, ils ont encore de quoi — en particulier Corneille, et pas seulement pour les interprétations de Gérard Philippe : Corneille est celui qui a osé changer de voie contre l’avis familial, il ne sera pas avocat, mais artiste ; il commence par des comédies, il invente la tragi-comédie (dont Le Cid) et le mélange des genres, bien avant Victor Hugo ; enfin, il a donné son nom à un mot usuel de la langue française, « Cornélien, un choix cornélien ». Et pour finir, tel un romantique, il meurt dans la misère et la pauvreté. Mélange des genres aussi dans sa vie, étonnante et moderne. Et jusqu’à notre époque. Sans doute est-ce bien malgré lui que Le Cid (nom et héros venu d’Espagne) a voisiné dans les années 1980 avec la terrible maladie du sida. Et après avoir immortalisé Gérard Philippe jouant Le Cid à Avignon (1951)
Sur la scène, Don Diègue a saisi la crise adolescente du trublion, il passe au-delà de l’insulte faite aux artistes en scène, et reprend. J’irai présenter nos excuses ensuite, la bande en rang deux par deux, derrière moi, sous l’œil du directeur. Corneille est grand et les petits s’en souviendront, bien après le sida. Nous reprenons l’étude de la pièce. Et ce n’est pas tout : pour faire comprendre la réaction de l’acteur vieillissant qui joue Don Diègue, je raconte la vie de Corneille, son refus de la belle carrière d’avocat, le choix du théâtre, et pas seulement la tragédie, la comédie aussi, L’Illusion comique, Le Menteur… À ce titre, Corneille est un grand précurseur du mélange des genres (qu’on attribue souvent à Victor Hugo), et ce trait est fort peu mis en valeur chez lui, c’est dommage. Il commence par des comédies, alors que les études littéraires présentent trop souvent les tragédies. Or Corneille est un vrai comique, il sait rire et faire rire.
Pour toutes ces raisons, Pierre Corneille demeure un grand moderne avant l’heure, il osa délaisser la sécurité bourgeoise pour l’aventure du théâtre et, assumant ses choix, mourut seul dans la misère (pas de régime social des indépendants alors). Oui, sa vie déploie la diversité de ses engagements et sa complexité humaine. Nous n’avons pas fini de découvrir Pierre Corneille, un destin d’homme, complexe, authentique et déchiré entre rires et larmes, hauteur des destins et joies quotidiennes.
Marie Berchoud
>VRAI ou FAUX : Corneille n’a écrit qu’une seule pièce : le Cid.
FAUX : En l’espace de quarante-cinq ans, Corneille écrit plus d’une trentaine de pièces (comédies, tragi-comédies, tragédies, pièces à machine ou encore comédies héroïques) dont le succès perdure au fil des siècles. Ses œuvres les plus représentées à la Comédie française à l’heure actuelle sont Le Cid, pièce écrite en 1636, Cinna ou la clémence d’Auguste en 1641, Polyeucte en 1642, Horace en 1640, Nicomède en 1651, Rodogune en 1644 et la comédie du Menteur écrite en 1644.
Aujourd’hui, le public redécouvre des pièces moins connues, écrites à la fin de sa carrière comme Tite et Bérénice terminée en 1670, qui souffrit longtemps de la comparaison avec le Bérénice de Racine, Sertorius en 1662 ou encore Suréna écrit en 1674.
>VRAI ou FAUX : C’est Corneille qui a inventé la tragi-comédie
FAUX : mais nannn. Pfff. Le terme nous vient de Plaute, qui désigne son Amphitryon comme une « tragi-comoedia ». Plaute… tu piges ?
>VRAI ou FAUX : La tragi-comédie est un mix de choses tragiques et drôles
FAUX : Rha-là-là, mais que t’es lourd ! C’est une tragédie à laquelle l’auteur laisse présager une fin heureuse. Comme dans le Cid, quoi. Rodrigue et Chimène se marieront et auront beaucoup d’enfants, mais plus tard.
>VRAI ou FAUX : Le théâtre de Corneille parle de respect, de tradition, de mariage, d’amour impossible.
VRAI : what else ?
>VRAI ou FAUX : « Faute de grives, on se contente de corneilles » est un choix dit cornélien
Je me refuse à répondre.
>VRAI ou FAUX : Corneille était un « mathuvuh » qui se la pétait grave en société
FAUX : pas du tout. Bernard de Fontenelle, philosophe et écrivain, neveu de Corneille, dit de lui : « Il avait l’air fort simple et fort commun, toujours négligé et peu curieux de son extérieur : il parlait peu… pour trouver le Grand Corneille il faut le lire. » Car c’est dans ses textes ciselés que s’exprime brillamment le génie du dramaturge.
1. Je suis jeune, il est vrai ; mais aux âmes bien nées
La valeur n’attend point le nombre des années.
2. Ainsi de leurs flatteurs les rois sont les victimes ;
Mais les rois en tombant entraînent leurs flatteurs.
3. Je chéris ta personne, mais je hais ton erreur
4. Une fois qu’on a passé les bornes, il n’y a plus de limites.
5. Et le combat cessa faute de combattants.
6. Les vieillards, il faudrait les tuer jeunes.
7. Tout le monde me prend pour un homme de bien, mais la vérité pure est que ne vaut rien.
1. Oui
2. Non
3. Non
4. Non
5. Oui
6. Non
7. Non
Vous avez écrit un livre : un roman, un essai, des poèmes… Il traine dans un tiroir.
Publiez-le sans frais, partagez-le, faites le lire et profitez des avis et des commentaires de lecteurs objectifs…
@maitreanangonou
Je dois féliciter Maître Ah nan du genou pour son choix de WhatsApp. Mes propres dons de voyance ont également augmenté depuis que j’ai quitté le télégraphe pour cette messagerie. Je suis désormais capable de deviner qui me sonne avant même de décrocher. Ne m’appelez pas Maître pour autant, centimètre sera largement suffisant..
@mc2 Un grand merci pour le rappel éclairé !
Et... @galodarsac, à propos de Corneille : oui, il demeure par sa vie, ses choix, son courage, le plus moderne des Anciens (ne serait-ce que par le mélange des genres et par sa vie : il osa !)
@mc2 Un grand merci pour le rappel éclairé !
@galodarsac & mc2 & émilie Bruck & alban Paul : me voilà sortie des zones blanches de la France périphérique et je peux enfin vous saluer et vous répondre; alors tous vos petits mots m'ont fait chaud au coeur à la lecture même sur un écran timbre-poste flageolant, et donc merci de votre attention, et Corneille... oui, non ? en tout cas, je peux dire qu'on a toujours des surprises avec lui; songez en outre qu'il fut le premier romantique, mort dans la misère après avoir connu la gloire éclatante, qui n'est le deuil du bonheur, donc, qu'à la toute fin; au total il me semble qu'il a inventé le mélange des genre bien avant le siècle suivant et les rodomontades de Totor le national.
@Michel LAURENT Sans doute mais était-il volontaire ? Les plus beaux sont souvent ceux qui ont échappé à l'attention de leurs auteurs !
Esther, reine de Suse, ouvrant grand le vantail
Du palais de Xerxès, aux Hébreux disait "Vite,
Venez voir ce joyau, vedette du sérail,
Venez voir le palais où le roi perse habite !"
@galodarsac
Dans le fabuleux délice des kakemphatons, Corneille n’a-t-il pas été dépassé par le bien moins connu Jean-Baptiste Rousseau qui dans son « Ode à la postérité » osa : « Vierge non encor née, en qui tout doit renaître »
Pour compléter votre quizz et rebondir sur Polyeucte, c'est dans cette pièce qu'on trouve le fabuleux et kakenphatonesque "Et le désir s'accroît quand l'effet se recule." !
Corneille est pour moi un maître, celui dont je m'inspire le plus et qui me sert de référence pour toutes mes compositions en vers. Merci à vous pour cette tribune en son honneur, car cela montre à quel point la littérature poétique française fut grande avant de sombrer dans le marigot de médiocrité où elle croupit actuellement.
Juste une petite remarque, toutefois, qu'entendez-vous quand vous le qualifiez de moderne ? Ce que je veux dire par là, c'est qu'en son temps, dans la "querelle des anciens et des modernes", il faisait partie des "anciens", et aujourd'hui c'est encore plus le cas, puisque plus personne ou presque ne sait écrire en vers.
Si j'ose, le dernier quatrain que chante Brassens et dont vous citez deux vers n'est pas de Corneille mais de Tristan Bernard. Un petit ajout charmant.