Interview
Le 17 jui 2024

Les classiques et moi : Jack Kerouac. Par Catarina Viti

Jack Kerouac, écrivain et poète américain, né en 1922 et décédé en 1969, connu pour être une figure emblématique de la génération Beat. Son œuvre la plus célèbre, « Sur la route » (On the Road), publiée en 1957, est devenue un symbole de la contre-culture américaine des années 1950. Kerouac utilisait un style d’écriture spontané et libre, inspiré par le jazz et ses propres expériences de voyage et de vie nomade. Ses écrits ont influencé de nombreux auteurs et artistes, et il est souvent considéré comme un précurseur des mouvements de liberté et de contestation des décennies suivantes.
Tribunes monBestSeller : Les classiques et moi - Jack Kerouac. Par Catarina Viti

Littérature et adolescence

Dans la vie d’une adolescente tumultueuse (l’adolescente, tumultueuse, pas la vie), il y a un avant et un après Kerouac.

Dans une vie d’adolescente à cran (beat), qui pulse (beat) à 160 à la noire, qui se sent défaite (beat) par la vie, mais qui décide de se battre (beat), de battre (beat) le tempo, l’entrée de Kerouac ne peut se faire qu’en fanfare. Une fanfare hallucinée, menée par l’oiseau de feu (Bird) du Jazz, au pied de qui, bourré à fond de Benzédrine, Kerouac tuait compulsivement, un à un, pan dans la tête, les mots de The Subterraneans.

Avant. Après. Elle fout le camp du lycée, une fiole de 45° dans la poche, dans l’autre : « Desolation Angels » ; du cannabis dans sa Camel chaque fois que possible. Et direction le port marchand, d’où, croit-elle, un cargo peut partir à tout moment, avec elle à bord, pour qu’elle puisse à son tour mordre dans la légende des Duluoz.

Avant. Après. Jean-Louis Lebris de Kérouac, dit Jack Kerouac, breton par ses ancêtres ; habitant du « Lieu des Grandes Collines », territoire hanté par les mânes des Algonquins exterminés ; « Vagabond solitaire » par choix.

Y avait-il vie plus belle, plus rêvable, pour une jeune-fille rebelle, et qui, à l’aube de ses 16 ans ne croit plus en rien ? Parce qu’on ne croit plus en rien, à seize ans, on essaie seulement d’être sauvage. Y avait-il légende plus attrayante que celle des Duluoz, famille de fous de Lowell, Massachusetts ?

 

L’influence de la littérature sur les adolescents

Si, jusque-là, elle avait connu et assidûment fréquenté les Classiques, si elle avait aimé leur plume, si elle s’était extasiée à s’en oublier elle-même dans le labyrinthe des pages lues, jamais encore, une écriture ne l’avait enlevée, soulevée, absorbée, phagocytée… Était-ce seulement possible ?

En 1974, Jack arrive et la prend dans ses bras. Comme ça. Il l’entoure, la serre, et de plus en plus, comme le Grand Serpent du Monde (Great World Snake) qui apparaît enfin en chair et en os dans les pages de ce qui restera pour l’éternité le livre de chevet de la fille un peu dingue : « Doctor Sax ».

Jack serrait trop fort. Jack… ou bien le Grand Serpent coupait la circulation sanguine dans ses organes.

Trois, quatre ans plus tard, il lui faut décider. L’amour fou de Jack pour la fille est en train de la tuer doucement. Si elle veut vivre, elle doit prendre du champ, trouver d’autres mentors moins hallucinés, entamer une rééducation respiratoire.

L’amour fou de Jack ne la lâche pas si facilement. Il a tant écrit, l’homme aux millions de mots que chaque fois qu’elle découvre un nouveau recueil, elle se laisse à nouveau séduire… et elle coule. L’écriture de Jack est une fiole de désespoir, une shooteuse pleine ras-bord de la drogue de vie-mort ; pleine ras-bord du délicat supplice de la naissance-mort. Les fantômes sont partout présents, ceux des indiens martyrisés, celui de Gérard, feu le petit frère. La beauté du monde est insupportable, montrée sous ce jour baigné de lumière kerouacquienne, la vie palpite comme un cœur arraché à une gorge. In-sup-por-ta-ble.

 

Une autre manière de lire Jack Kerouac

Il faudra des années à la fille, plutôt deux ou trois décennies, pour supporter l’étreinte de Jack sans défaillir. L’aborder par l’autre rive beat, celle de la béatitude, celle de « Dharma » est plus paisible. La rive de la contemplation, de la spiritualité, du maigre filet d’espérance en l’humanité, celle de l’appel à l’éternel repos.

Dharma est depuis des années à portée de main. Dharma et docteur Sax, ensemble, inséparables. À une extrémité : l’enfance gorgée de mystères, de fééries, d’épouvantes et d’émerveillements ; à l’autre : la bouée de sauvetage pour rester en équilibre dans l’écume de la vague profonde, pour ne pas…

 

Jack est mort

Le 23 octobre 1969, on pouvait lire dans le Monde : « Jack Kerouac, “le clochard céleste”. le grand voyageur de la littérature américaine, est mort le 21 octobre, à la suite d’une hémorragie, à l’hôpital de Saint Petersburg (Floride), où il avait été transporté dès lundi soir. Il était âgé de quarante-sept ans, »

Saint-Pétersbourg en Floride… Allez, quelle ironie, pour celui qui se revendiquait de Dostoïevski !

 

Vague bibliographie de Jack Kerouac

Quelques repères dans la vie d’un écrivain sans repères

En 1950, The Town and the City, première publication. On ne saurait dire « premier livre », car il n’y a pas d’ordre chez Kerouac, mais une espèce de désordre permanent, une vie.

Jusqu’en 1957, Kerouac est rejeté régulièrement par les maisons d’édition. 

Le tapuscrit de Sur la route, transmis pour lecture à partir de 1952, est rejeté par l’ensemble des éditeurs américains contactés. Il a été publié dans une version allégée en 1957.

Pour mémoire « Sur la route » a été écrit en 3 semaines d’isolement avec pour seuls compagnons le Bop et le café, sur une seule feuille de 36 mètres de long qu’on appellera « le pneu » et qui, refusé par tous les éditeurs pendant sept ans, sera vendu aux enchères 2,4 millions de dollars en 2001 (un des pneus, car en 7 ans, Kerouac a produit d’autres versions « allégées » de son livre.

Josée Kamoun : « Il est à sa machine comme au volant d’une voiture et le ruban, lui, se déroule comme la route. On pourrait dire que tout en écrivant, en crépitant comme un furieux, il bouffe de la route. Vous avez l’image du ruban qui se déroule, mais vous avez aussi le chariot de la machine qui revient et à chaque fois qu’il revient il fait “gling”. Donc vous avez un tempo, une pulse qui s’inscrit là-dessus. »

 

https://www.radiofrance.fr/franceculture/sur-la-route-de-kerouac-les-sec...

1958 : Les clochards célestes

1959 : de Mexico City Blues

1962 : Big Sur

1963 : Visions de Gérard

1966 : Satori à Paris

Mais il y a aussi : Visions de Cody, Les souterrains, Les anges de la désolation, Tristessa, La vanité des Duluoz, Et les hippopotames ont bouilli vifs dans leurs piscines, Sur le chemin, L’océan est mon frère, Le vagabond solitaire, des haïkus, des poèmes par centaines, Pic, des textes inédits à foison, Le livre des rêves, Le livre du Blues, Correspondances, La vie du Bouddha, Maggie Cassidy, etc., etc.,

 

Jack Kerouac une bibliographie en éternel renouvellement

Mais que penser de ces bibliographies quand on sait qu’en 2002 [soit 33 ans après sa mort], un court roman écrit en 1945 a été édité : « Orpheus Emerged », traduit en français « Orphée à jour » en 2006.

Et pourquoi vouloir classer, dater, repérer ? « Le désordre, c’est l’ordre moins le pouvoir » a dit Léo Ferré.

 

Ti Jean Kerouac, still alive !

« Un des moments les plus marquants du dernier documentaire du grand cinéaste américain Martin Scorsese, Rolling Thunder Revue : À Bob Dylan Story [2019], se déroule autour de la tombe de “Ti Jean” John L. Kerouac au cimetière Edson, à Lowell, dans le Massachusetts. Nous sommes en 1975, six ans après la mort de Kerouac, et son grand chum, le poète Allen Ginsberg, accompagne le futur Prix Nobel de littérature Bob Dylan [né Robert Zimmerman] en pèlerinage improvisé entre deux spectacles de la tournée légendaire Rolling Thunder.

 

Sa femme, Stella, a fait graver sur pierre tombale ces trois mots qui résument parfaitement la situation : “He honnored Life”.

 

 

Catarina Viti

 

Vous avez un livre dans votre tiroir ?

Publier gratuitement votre livre

Vous avez écrit un livre : un roman, un essai, des poèmes… Il traine dans un tiroir.
Publiez-le sans frais, partagez-le, faites le lire et profitez des avis et des commentaires de lecteurs objectifs…

10 CommentairesAjouter un commentaire

Merci pour cet article sur mon livre préféré de tous les temps.

C'est drôle car je pense que Sur La Route serait probablement censuré sur ce site s'il devait être publié actuellement :)

Dans une autre veine, je vous propose un voyage différent, dans un style dissemblable mais tout autant parsemé de Musique, de Jazz, de spiritualité, de folie, de poésie, de tumulte, de voyage et de liberté : https://www.monbestseller.com/manuscrit/21316-etoile-filante

Publié le 29 Juillet 2024

Ecrit en trois semaines du 2 au 22 avril 1951, Kerouac dut travailler "Sur la route" durant six ans avant qu'un éditeur l'accepte. (Source : Wikipédia)
Encore une illustration de ce qu'a dit Stephen King : "Ecrire est humain, corriger est divin".
Merci pour votre article. Je connais, grâce à vous, ma prochaine lecture.

Publié le 23 Juillet 2024

@Catarina Viti Oui, il a vécu une époque de grande émulation intellectuelle et créative, en totale opposition au rigidisme des systèmes. De liberté sexuelle et mystique aussi. Un fantastique éclatement des mentalités qui a progressivement réintégré le rang avant les eightees, à la fois contraint, vidé de sa substance, épuisé...
Côté patte, il a fait partie de ceux qui ont cassé les codes. Son écriture spontanée reste très actuelle, d'ailleurs. Seuls les sujets abordés relevent de la découverte pour les générations suivantes, qui n'ont pas connu ce séisme.
Sinon, vacances, oui, mais comme les tiennes : zéro farniente :-) !
À bientôt,
Michèle

Publié le 20 Juillet 2024

@catarina viti Eh be, je ne voyais pas Jack Kerouac si férocement captivant... la fille, rebelle, devait avoir en elle de quoi lui faire une place large comme un océan :) Je me dis qu'il est grand temps, quinqua que je suis, de lire enfin ce Jack dont, je ne sais pas pourquoi, je me suis toujours méfiée parce que la drogue, parce qu'une révolte dont je n'arrivais pas à jauger de la réalité et de la profondeur, parce qu'une époque que je ne n'ai pas connue, comme beaucoup, ou sinon au travers de sa musique et ses groupes de (vrais et faux) rebelles. Merci Madame Catarina, vous donnez envie de s'y plonger, à mon grand âge, je ne risque plus grand chose ahah. Bonne route with Jack :)

Publié le 19 Juillet 2024

@Zoé Florent : Kerouac est au firmament. Personne ne pourra remplacer ou concurrencer une seule de ses pages. Car, non seulement il a vécu l’expérience de la marge, et il a emboîté le pas à ses modèles -London, Thoreau, etc.- (cette race de pur-sang), mais il était un artiste accompli. Un chercheur désespéré. Il aura pressé la langue anglaise (sa langue anglaise) jusqu’à la dernière goutte. Il a été "coureur des routes" comme d'autres furent "coureurs des bois".
Bonnes vacances (si tu en prends).

Publié le 19 Juillet 2024

@Sylvie de Tauriac. Bonjour, Sylvie, et merci pour votre intervention.
« Sur la route » n’est qu’un pétale de la rose Piaget de Kerouac. Je pense, mais cela n’engage que moi, que Kerouac est plus à rattacher au Bop qu’à la Beat Generation. Il faut aussi souligner que le mouvement Beat était beaucoup plus qu’une façon de vivre, beaucoup plus qu’un mouvement. C’était, avant tout chose, une création artistique pure dans laquelle les drogues avaient un rôle (mais que penser alors de Michaux ? Était-il beat ?) L’écriture de Kerouac (qui ne peut vraiment être lu qu’en V.O., car intraduisible) plane au-dessus de toute mode, de tout courant. « Sur la route » n’est pas son chef d’œuvre. Loin de là. Il y a dans « Doctor Sax », dans les 2 « Visions », dans les poèmes, dans « Satori à Paris » une essence, un souffle. Kerouac n’était jamais aussi grand que lorsqu’il se noyait dans sa solitude, quand il revenait « abattu, courbatu, vaincu, auprès de “Mémère”. Kerouac n’a rien à voir avec les chevelus fumeurs de pétards, jambes en l’air, il était un arpenteur de la vie, un ermite, un vampire, immortel.

Publié le 19 Juillet 2024

Bonjour, @Catarina Viti, et merci pour ce "Les classiques et moi", inspiré par la tribune sur les écrivains oubliés.
Kerouac, je l'ai découvert bien après ma période rebelle, bien après avoir pris la route, connu les paradis artificiels et ce formidable "peace, love and freedom" brièvement libérateur. Tout cela ne nous rajeunit pas, n'est-il pas :-) ? Pour autant, j'ai trouvé ses récits très représentatifs de ce mouvement, tandis que j'ai eu l'occasion de lire des écrits qui tentaient maladroitement de surfer sur une vague que leurs auteurs n'avaient pas vécue, et sonnaient faux, de ce fait.
Merci encore et bon week-end,
Michèle

Publié le 19 Juillet 2024

Merci pour cette présentation d'un auteur qui a marqué son époque. Jack Kerouac a fait partie de ces rebelles contre la société traditionnelle américaine, mais ce mouvement n'a duré qu'un temps et On the Road est une sorte de crise de l'adolescence, d'une jeunesse qui cherche à retrouver ses racines dans les voyages et la drogue en remettant en question la société industrielle. Mais la Beat génération n'a trouvé qu'un moyen artificiel et trompeur pour arriver à ses fins. @Sylvie de Tauriac

Publié le 19 Juillet 2024

Merci @Fanny Dumond3. C'est cet article sur les écrivains qu'on oublie qui m'a inspirée.

Publié le 19 Juillet 2024

Deux lignes parallèles ne se rejoignent jamais, a-t-on appris à l'école, mais la littérature démontre le contraire. Merci Catarina pour votre présentation, pleine de tendresse, à l'égard de celui qui vous a happée dans son monde, votre alter-ego durant des décennies. Les amours passionnées de l'adolescence ne s'oublient jamais, elles restent tapies dans un coin après que l'équilibre s'est fait sur l'autre rive, celle de la béatitude, de la spiritualité pour garder foi en l'humanité. Belle journée à vous sur fond de jazz. Patricia/Fanny

Publié le 18 Juillet 2024