Le vent sifflait entre les murs de la ruelle, secouant quelques guirlandes clinquantes. Noël. Une fête risible pour Poker, chat des rues depuis si longtemps qu’il avait oublié ce qu’était un foyer. Lui, il n’avait que faire des réjouissances humaines.
Ce soir, comme tous les autres, il avait une seule idée en tête. Survivre.
Pourtant, bien qu’il fût encore jeune, il se rappelait d’un goût. Celui d’un morceau de dinde qu’il avait englouti lors du seul Noël qu’il avait vraiment vécu. À l’époque, il n’était qu’un chaton, chouchouté par une famille qui lui avait paru aimante – avant de se révéler aussi inconstante qu’une girouette un jour de cyclone. Mais ce goût… oh, celui-là, il l’avait gardé. Peut-être qu’aujourd’hui, avec un peu de chance, il pourrait dégoter dans une poubelle quelques restes de ce mets exquis ?
Les oreilles plaquées, la queue en mode espion, Poker se faufilait entre les maisons comme une ombre féline à la recherche de son Graal culinaire.
C’est là qu’il la vit, telle que dans un rêve. Une dinde rôtie, dorée à la perfection, trônant sur la table d’une cuisine bourgeoise, aussi resplendissante que les bijoux de la reine d’Angleterre sous projecteurs.
La chance me sourit, pensa-t-il, tout en se disant que c’était trop beau pour être vrai.
Tel un Arsène Lupin monté sur quatre pattes, il bondit, atterrit sur le rebord de la fenêtre et s’infiltra dans la place. Mais, avant même d’approcher le festin, une autre odeur lui chatouilla les narines, une qu’il connaissait malheureusement trop bien. L’odeur âcre et métallique de la mort.
Poker se figea. Ses yeux turquoise qui louchaient légèrement se posèrent sur une forme inerte, juste là, à un mètre de la dinde.
Un vieil homme gisait sur le côté, l’air de faire une sieste. Une sieste éternelle ?
Dans sa main, une manique tachée de gras. Avait-il rendu l’âme juste après avoir posé la volaille odorante tout juste sortie du four ?
Le tic-tac d’une horloge pesait lourd dans le silence, bien que, de la pièce voisine, une conversation joyeuse lui parvenait. Poker renifla. Yep, pas de doute.
Macchabée.
Un soupir s’échappa de lui. La nuit de Noël, sérieux ?
Il jeta un dernier coup d’œil au vieux, puis se concentra sur l’essentiel : la dinde. Pas de temps à perdre avant que quelqu’un ne vienne s’enquérir de leur hôte.
Ses crocs étaient à deux millimètres de la peau croustillante quand un bruit le fit sursauter.
La porte s’ouvrit doucement.
Poker pivota, prêt à déguerpir, mais c’était juste un adolescent. Silhouette élancée, cheveux longs, on aurait dit un chevalier échappé d’un film de Bresson.
– Tout va bien, Humbert ? cria une voix depuis la salle à manger.
Le Humbert en question ne répondit pas. Il aperçut Poker sur la table et lui offrit un sourire en coin, assorti d’un clin d’œil complice. – Vas-y, mon vieux, fais-toi plaisir, murmura-t-il.
Il s’accroupit près du corps et toucha le cou de l’homme.
– C’est fini, souffla-t-il, avec un mépris presque palpable. Cette fois, tu n’auras plus personne à détruire.
Poker, sensible aux énergies comme tous les chats, percevait la tempête émotionnelle chez le jeune homme, mélange de souffrance, de colère et de soulagement.
Le tout jeune homme se précipita sur le verre posé sur l’évier, le rinça nerveusement, puis le rangea dans le placard. Sa main tremblait.
Le chat, dans un élan d’empathie féline, rare chez lui envers les humains, se frotta contre ses jambes en ronronnant, histoire de calmer un peu l’ambiance.
Humbert déchira la moitié de la dinde avec une ferveur mystique et balança les morceaux par la fenêtre.
– File avant qu’ils ne te tombent dessus.
Puis, soudain, il se mit à hurler :
– Au secours ! Grand-père est tombé !
Le chat n’attendit pas qu’on lui répète l’invitation.
Il sauta sur le rebord de la fenêtre et lança un dernier regard à Humbert, en même temps qu’un miaulement complice :
– T’inquiète. Ça va s’arranger.
Et dans la nuit noire, Poker s’éloigna la gueule pleine de dinde.
Il arrive parfois que la magie de Noël réalise les vœux les plus inavouables.
Nelson & Quinn
Vous avez écrit un livre : un roman, un essai, des poèmes… Il traine dans un tiroir.
Publiez-le sans frais, partagez-le, faites le lire et profitez des avis et des commentaires de lecteurs objectifs…
Quel bonheur ces retours appréciateurs de fins connaisseurs!
Pardon pour le retard, mais je viens à peine de comprendre comment fonctionne le calendrier!
Je vais rattraper mon retard et me régaler de toutes les cases déjà parues dès demain...
Poker vous fait un FIVE!
Joyeux Noël à tous
@Nelson & Quinn
Poker : un chat futé avec une âme presque humaine, et nous voilà dans un conte de noël, façon Disney, pour petits et grands.
Merci pour ce suspense qui oscille entre divers sentiments.
Annie
Prenez un chat gourmand, débrouillard, cool , un drame familial, et un petit miracle de Noël, ajoutez un joli style et beaucoup d'humour, vous obtenez un conte de Noël des plus plaisants...
Bravo et merci Nelson et Quinn. Anne
Je suis bluffée bravo d’avoir réussi à nous faire un polar de Noël mais touchant à la fois, et avec en prime un chat en guise de protagoniste, que demander de plus ;)
Bravo! Un thriller qui nous tient en haleine du début à la fin. Avec un touche de "félinité" surprenante, pour paraphraser le commentaire d'Alice Houan.
Petite sortie des clous, au vu du nombre de caractères, mais le résultat valait l'entorse ;-).
À la fois drôle et tragique, cette nouvelle sait explorer avec malice différents comportements humains à travers les yeux d'un chat aussi sagace que sympathique... Une vraie réussite !
Merci et joyeuses fêtes de fin d'année à vous deux !
Amicalement,
Michèle
Ambiance Agatha Christie réjouissante. Et quelle belle idée de faire du chat un témoin bien silencieux ( mais mutin!)
Bravo
J’ai adoré suivre Poker, ce chat sans illusion, dans cette nuit de Noël étrange et grinçante. Entre la dinde et la mort, la tension est palpable, et la complicité inattendue entre l’adolescent et le félin apporte une touche d’humanité surprenante. Un texte un brin cruel, qui montre que la fameuse "magie de Noël" peut surgir là où on ne l’attend pas.
Ola! Quelle histoire! C'est arsenic et dinde de Noël! Un beau conte pas pour enfants mais tellement réjouissant. Brave et Merci
La nuit, la solitude dans les rues et sur les toits malgré les guirlandes.
Un chat rode, c’est le soir de Noël, en pleine nuit de décembre.
Mise en place de l’ambiance.
@Nelson & @Quinn, et le chat @Poker et un @malfaiteur anonyme
C’est une association de malfaiteurs connu sur Mbs.
Si vous n’avez rien à faire dehors restez chez vous !
C’est mieux pour vous
Quel polar !
Bravo !
FF
Seules, elles sont terribles ! A deux, elles deviennent redoutables. Mais quand, en plus, le chat du Rocher est de la partie... Merci, Nelson & Quinn, pour ce Noël hors des clous.
Voici ce que j'ai pensé immédiatement après avoir lu votre nouvelle : un véritable coup de cœur, si c'était un plat, ce serait l'alliance parfaite du sucré, des épices avec juste ce qu'il faut d'acidité.
Un grand merci !