Chronique
Du 11 oct 2017
au 11 oct 2017

Quand on a une exigence de lectrice, on a une exigence d'auteure

Elen Brig Koridwen revient. Au hasard du feuilletage de la "Roue du temps", le best seller "Fantasy" de Robert Jourdan, elle "corrige "le texte". Elle démontre ainsi que l'exigence personnelle dépasse parfois un professionnalisme routinier. Mais Elen est pointue, elle nous explique le pourquoi et le comment, les nuances, ce qu'elle "entend" dans un texte et ce qu'elle aimerait y voir sans nous y contraindre...Une exigence de lectrice qu'elle s'applique en tant qu'auteure.
« du pain croustillant et un cruchon de lait frais sorti du cellier. »« du pain croustillant et un cruchon de lait frais sorti du cellier. »

Bonjour mes ami(e)s ! Comme promis, me revoici avec un billet sur l’auto-réécriture, autrement dit l’ensemble des remaniements qui rendent nos écrits « prêts à publier » – ou à soumettre à éditeur.
Comme précédemment, je vais m’appuyer sur des exemples extraits de la nouvelle édition du best-seller La Roue du Temps. Il n’y aura pas de thème en particulier ; tout se fera au hasard du feuilletage. Après la rectification des maladresses les plus flagrantes, nous continuerons à amender le texte jusqu’à l’une des meilleures formulations possibles (il y a toujours plusieurs pistes envisageables).

Aujourd’hui, je vous propose cet EXTRAIT :
« Décidément de très bonne humeur, il alla jusqu’à investir une partie de leur « fortune » dans un petit déjeuner : du pain tout chaud et un cruchon de lait bien frais, car récemment sorti d’une remise conçue pour tenir les aliments au frais. »

- Première maladresse qui saute aux yeux : la répétion de « frais ».
- Deuxième maladresse : la lourdeur de la fin de phrase.
« car récemment sorti d’une remise conçue pour tenir les aliments au frais. » Ouf ! C’est indigeste au possible. Tout cela pour éviter « cellier », mot approprié, qui pourrait être inconnu d’une partie des lecteurs ? Mais « réserve », « arrière-cuisine », « garde-manger » auraient été compréhensibles…
-Troisième maladresse : la présence de deux adverbes en « -ment ».
Je ne fais pas partie des modernistes qui condamnent la moindre utilisation de ces adverbes, considérés comme lourds et inutiles. Ils peuvent apporter une précision, une insistance, une nuance opportune. Cela dit, point trop n’en faut. Dans le cas présent, il faut supprimer l’un des deux.
« Décidément » fait référence au fait que le héros avait déjà manifesté sa bonne humeur. Étant donné que cet état est extraordinaire dans les circonstances tragiques où il se débat, l’on peut admettre que souligner davantage la situation a quelque intérêt. Laissons donc ce premier adverbe.
En revanche, « récemment » peut être remplacé par « juste » : « un pichet de lait frais juste sorti… » La traductrice de l’édition avait évité d’un coup ces 3 premiers problèmes en écrivant « un pichet de lait sorti tout frais du cellier ». Nécessaire et suffisant.
Quatrième maladresse : « fortune » entre guillemets.
Ces derniers veulent indiquer qu’en fait, ladite fortune se réduit à quelques pièces. Pourquoi employer « fortune » alors que cela ne correspond pas à la réalité ? Il s’agit d’une antiphrase, effet de style qui sert ici à produire un effet ironique, amusant, à donner au propos de la légèreté, du piquant. L’on pourrait parler d’un « mode souriant ».
Pour bien souligner qu’il ne faut pas prendre « fortune » au pied de la lettre, mais bien comme une petite plaisanterie, le traducteur a rajouté des guillemets. Les guillemets sont parfois une solution rapide et élégante pour suggérer un doute, une erreur, une ironie, un sous-entendu ; mais en l’occurrence, ce choix alourdit inutilement une phrase déjà pesante.

Que faire en pareil cas ? Il existe plusieurs solutions, correspondant à plusieurs niveaux d’interaction avec le lecteur.

1) Dire les choses comme elles sont : c’est le choix de l’ancienne traductrice, qui avait écrit « Il était d’humeur assez sereine pour investir dans un petit déjeuner quelques pièces de leur réserve qui s’amenuisait. »

Mais reconnaissons que c’était également un peu lourd, surtout sans une virgule après « réserve » pour permettre au lecteur de respirer.
Mieux aurait valu quelque chose comme « quelques-unes des pièces restantes » ou « un peu de l’argent qu’il restait. »
Si le lectorat visé est habitué à un vocabulaire soutenu, vous pouvez aussi remplacer « qu’il restait » par « résiduel ».
Vous trouverez sûrement, de votre côté, plusieurs autres formulations valables.

2) Minorer le terme emphatique à l’aide d’un adjectif réducteur : cette méthode plus concise constitue une solution intermédiaire, qui est aussi la plus passe-partout : « leur maigre fortune » ou « leur petite fortune ».

Le mode souriant est bien présent, il est même accentué par l’adjectif qui vient contredire le nom. Il s’agit là d’un oxymore, figure de style qui consiste à juxtaposer deux termes de sens opposés.
Cette méthode est à conseiller dans les livres qui visent un large public, ou dans un ouvrage jeunesse, c’est-à-dire lorsque les lecteurs seront peu sensibles au cliché et préféreront une formulation claire, tout en appréciant un ton enjoué.

3) Jouer la carte de l’humour, du discours décalé, en utilisant le terme emphatique sans le minorer ni le mettre entre guillemets : « investir une partie de leur fortune ».

Cette méthode est à employer si le ton général du livre, ou les habitudes de ses lecteurs, permettent d’être certain.e qu’il n’y aura pas méprise ; tout le monde doit comprendre que le mot « fortune » est employé par dérision.

En optant pour la solution intermédiaire, nous obtenons en définitive ce RÉSULTAT :
« Décidément de très bonne humeur, il alla jusqu’à investir une partie de leur maigre fortune dans un petit déjeuner : du pain tout chaud et un cruchon de lait frais juste sorti du cellier. »

Peut-on encore l’améliorer ?

De mon côté, j’aurais encore opéré quelques autres retouches :
« Décidément ragaillardi, il investit une partie de leur maigre fortune dans le petit déjeuner : du pain tout chaud et un cruchon de lait juste sorti du cellier. »

1) Pourquoi « ragaillardi » ?
Parce que les héros sont poursuivis par d’abominables tueurs, alors mieux vaut décrire un réconfort passager qu’une « bonne humeur » hors de propos.

2) Pourquoi « il investit » ?
Parce que c’est plus léger, plus euphonique que « il alla jusqu’à investir ».
Parce que le fait qu’il est question d’un geste audacieux, inspiré par l’humeur du moment, est suffisamment indiqué par le début de la phrase. Inutile d’en faire trop : en écriture, le mieux est souvent l’ennemi du bien.

3) Pourquoi « le » plutôt que « un » petit déjeuner ?
Parce que la scène se passant au lever, le petit déjeuner va de soi ; « un » est donc moins approprié. (À l’inverse, il serait indiqué s’il s’agissait d’acheter « un coutelas » ou « un manteau bien épais ».)

4) Pourquoi supprimer « frais » ?
Parce que cela économise un mot, non indispensable puisque « juste sorti du cellier » exprime déjà qu’il s’agit de lait frais, au moins par sa température. :-)
… Et aussi, parce qu’il est maladroit d’ajouter « frais » à la suite de « chaud », uniquement pour insister sur la qualité de ce petit déjeuner.

Il était aussi possible d’écrire « du pain croustillant et un cruchon de lait frais sorti du cellier. » Toutefois, le « lait frais sorti » peut revêtir 2 significations : soit il s’agit de lait frais en provenance du cellier ; soit il s’agit de lait « frais sorti » (= juste sorti, comme dans l’expression « frais lavé » ou « frais tiré »). Cela peut gêner, notamment parce que selon le cas, la phrase s’articule de façon différente : « du lait frais // sorti du cellier » ou « du lait // frais sorti du cellier ». En tant que lectrice, de telles ambiguïtés me dérangent.

Résumons-nous : chaque détail compte, ou risque de compter… Sachant cela, il appartient à l’auteur de tourner sa phrase de la façon qui transcrit le plus justement sa pensée, tout en lui paraissant convenir le mieux à ses lecteurs. Ce n’est pas un travail anodin, mais le jeu en vaut la chandelle.

Voilà pour cette fois, mes ami(e)s. Nous nous retrouverons très vite autour d’un autre extrait à disséquer et remodeler.

Excellente écriture et lecture à toutes et à tous !

Elen Brig Koridwen

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12 CommentairesAjouter un commentaire

@Elen Brig Koridwen
Merci pour votre chronique sur l'exigence. J'ai le même goût que vous pour les phrases dégraissées ne laissant que le nécessaire au lecteur. Mais vous seule avez ce talent de nous faire comprendre comment pratiquer pour n'en conserver que la substantifique moelle…
Bien cordialement.
Franck ESPOSITO

Publié le 14 Avril 2022

Merci Elen pour cette leçon magistrale.
Je me suis livré, suite à la lecture de vos conseils et sans aucune malice à l'exercice de tenter une ré écriture du texte que vous avez proposé.
Permettez que je m'expose à vos remarques en vous soumettant cette version, à seule fin d'en tirer des leçons pour progresser.
"Dans sa bonne humeur persistante, il alla jusqu'à consacrer une partie de leur maigre pécule à un petit déjeuner de pain chaud, accompagné d'un cruchon de lait, juste issu du cellier voisin.

Publié le 03 Février 2020

merci, beaucoup pour vos conseilles malheureusement je suis mal entoure , j'aime écrire , et je manque par où commencé !s'il vois plais aide moi!!!

Publié le 08 Septembre 2018

J'ajoute à l'intention de tous que mon exemple final était encore perfectible : "il investit une part" sonnerait mieux que "une partie"… Comme quoi, il est indispensable de pratiquer plusieurs relectures à distance les unes des autres, avec l'esprit frais et une fois évanoui de notre mémoire tout écho antérieur, véritable routine qui nous masquerait les dissonances résiduelles.

Publié le 15 Octobre 2017

@lamish
Merci, chère Michèle. Je ne puis dire qu'il faille à tout prix un travail interminable pour épurer un texte, car heureusement, "en forgeant l'on devient forgeron", et le réflexe d'écrire "fluide" vient avec l'expérience et la pratique. Cependant, se relire et affiner demeure indispensable. Sauf exception, la densité se trouve bien d'un certain élagage ; exactement comme les lignes de force d'un arbre ressortent mieux grâce à une taille appropriée. Évacuer ce qui est inutile, lourd, redondant est indispensable. Après, il faut chercher la formule la plus percutante, la plus évidente (ce qui ne veut pas dire la plus brève), pour, justement, donner libre cours à l'émotion – la sienne et celle des lecteurs. Là réside la densité profonde.
Amitiés,
Elen

Publié le 15 Octobre 2017

@Ivan Zimmermann @Michel CANAL
Désolée, Ivan : je n'avais pas vu votre question, n'y ayant pas été taguée.
1°) "Seul" employé comme un adverbe (= à la place de "seulement") s'accorde en genre et en nombre avec le sujet.
2°) La question est : que doit-on traiter comme un sujet, "une dizaine", ou "personnes" ? Eh bien, comme en français rien n'est jamais simple, cela dépend. Si le numéral "dizaine" se rapporte à une quantité précise, on y accorde le verbe. Ex : "La dizaine d'œufs que j'ai achetée". Sinon, on n'accorde pas avec le numéral, mais avec le nom. Ex : "Une dizaine de soldats s'approchaient à bride abattue." Il y a là une logique, si l'on y regarde bien : dans le premier cas, l'accent est mis sur la quantité : ce qui a été acheté, c'est "une douzaine". Dans le second cas, l'accent peut être mis sur les soldats : qu'ils soient neuf, dix ou douze, ce sont des soldats qui s'approchent…
Donc, à l'auteur de choisir : soit il met l'accent sur le chiffrage des pertes, mais dans ce cas, mieux vaut formuler ainsi "Seuls dix soldats sont morts" (il s'agit d'un rapport précis) ; soit on met l'accent sur le fait qu'ils sont morts, et la formule "Seuls une dizaine de soldats sont morts" est tout à fait valide.
3°) Plus généralement, l'accord du verbe avec un sujet collectif est un problème qui appelle des réponses multiples. Aussi, je publierai prochainement un article sur le sujet.
Bien amicalement,
Elen

Publié le 15 Octobre 2017

Cher @Ivan Zimmermann, comme @Elen Brig Koridwen n'a pas encore répondu, je vais pouvoir vérifier si ce que j'écrirais est correct.
Pour la première expression, j'aurais tendance à contourner la difficulté en écrivant : "Seulement une dizaine de personnes..." et pour le seconde : "une dizaine de soldats sont morts".

Publié le 13 Octobre 2017

@Michel CANAL
Bonsoir, cher Michel, et merci d'apporter votre pierre. "Grande connaisseuse", non, j'ai seulement eu la chance de beaucoup lire et d'être bien entourée. Si je puis me rendre utile, j'en suis comblée.
Amitiés,
Elen

Publié le 12 Octobre 2017

Bonjour @Elen Brig Koridwen. Excellent billet qui met l'accent sur le travail et la responsabilité des traducteurs. Votre esprit critique et votre regard de grande connaisseuse de la langue française nous permettent de mesurer combien la traduction peut être délicate.
Comme l'ont souligné @Ivan Zimmermann et @guy fontenasse (que je salue au passage), il est important de savoir trouver la frontière entre fidélité au texte et liberté de l'améliorer. Vos exemples sont bien choisis, dans la mesure où l'idée de l'auteur est comprise et restituée, tout en effectuant une traduction la plus respectueuse de la langue française.
Mesurez-vous, chère Elen, combien par vos billets votre aide nous est précieuse, à nous auteurs "amateurs" aux connaissances basiques. Soyez assurée qu'elle est appréciée.
Avec toute ma sympathie. Michel

Publié le 12 Octobre 2017

@guy fontenasse
Merci pour votre commentaire. Vous avez raison pour ce qui est des textes littéraires, comme je l'ai souligné. La Roue du Temps, aussi bien que Le trône de fer (Game of thrones) étant des œuvres de fantasy sans prétentions au style, l'important est de bien restituer l'ambiance et de veiller à ce que l'histoire demeure claire et vivante, tout en faisant en sorte que la lecture soit légère.
Bien cordialement,
Elen

Publié le 12 Octobre 2017

Il faut arbitrer aussi entre fidélité au texte et liberté de l'améliorer. L'un et l'autre peuvent avoir des conséquences : maladresse ou trahison

Publié le 11 Octobre 2017

@Ivan Zimmermann
Merci pour ce commentaire et pour ces réflexions, cher Ivan.
Une partie de la bronca contre Jean Sola, le premier traducteur de Game of thrones, venait du fait que bien des lecteurs sont persuadés qu'un traducteur se doit d'être fidèle au texte d'origine, à la "voix" propre de l'auteur. C'est vrai pour les ouvrages littéraires, car le traducteur a alors l'obligation de transcrire le mieux possible l'originalité, la musique de cette "voix". Même dans ce cas, ce n'est qu'en partie possible, du fait de l'énorme fossé entre les langues, leurs structures, leurs composants et, justement, leurs musiques. Il faut un très grand talent à un traducteur d'œuvres littéraires pour donner à sentir la beauté d'un style dans une autre langue. En ce qui concerne la littérature "grand public" ou la littérature de genre, la mission première du traducteur est de rendre le livre clair et agréable au lecteur, de faciliter l'insertion dans son univers. Ce qui suppose souvent de beaucoup s'éloigner de "la lettre" (la traduction littérale) pour restituer "l'esprit" et procurer une expérience de lecture aussi plaisante que possible. On touche là, en effet, à la réinterprétation. Dans le cas de Game of thrones, il est évident pour tous les amateurs de belle langue que la traduction de Sola, résolument médiévalisante mais aussi très esthétique, apportait une valeur ajoutée au texte original.
Bien amicalement,
Elen

Publié le 11 Octobre 2017