Maintenant que je suis levé au bord de la table, il y a comme un instant de flottement. Si maman est suspicieuse, Nathalie semble stressée. J'ai les idées confuses. Ma femme m'a filé des coups de coude toute la soirée, des avertissements, pour ne pas que je boive de trop, mais à la longue, c’est devenu comique, j’ai pris ça pour des encouragements : c’est comme si elle battait la mesure de mon alcoolisme chronique.
Avant de partir, comme chaque année, je m’étais démotivé :
— Je n’ai pas envie.
Peinée, Nathalie m'avait regardé :
— C’est ta famille.
— Raison de plus !
Je m’étais comporté comme un enfant rebelle qui ne veut pas se laver parce que je sais très bien que chez mes parents je vais me faire doucher sans en sortir impeccable.
Dressé face à tous, j'ai l'impression d'être dans mon fantasme, celui où je discours. Dans ma tête, ce moment se passe toujours entre la poire et le dessert, sauf que la poire c’est moi et que le dessert ne vient jamais.
Autour de la table, il y a les chaises vides de ceux qui sont allés se coucher tôt, ça me rappelle que mamie est morte, qu'on peine à relancer la machine familiale sans elle et qu'on se réunissait surtout pour lui faire plaisir.
En début de soirée, on était tous au salon, je l’ai vite quitté parce que je commençais à y suffoquer. Plus mes tantes vieillissent, plus elles mettent du parfum, et je ne sais toujours pas dire si c’est lié à la perte de leur odorat ou à leur envie de mourir en odeur de sainteté. Pendant un laps de temps réduit, j'avais raconté à une cousine par alliance que je faisais globalement la même chose que l’année passée. Quand elle n’est pas là, le reste de la famille s’accorde à dire qu’elle est conne, mais gentille. Elle semble s’intéresser à tout le monde tandis que j’essaie de me souvenir si mon cousin Pierre répare des ordinateurs ou des scanners. J’avais pris l’excuse d'aller pisser et je ne suis pas revenu. J’ai erré dans la maison, je suis passé par la cuisine pour y chaparder et j’ai atterri autour de la grande table. Je suis une âme en peine, mais qui a la dalle. Maman, comme à son habitude, a fait les choses bien comme il faut : il y a un chemin de perles que je suis du regard, je me mets à les compter ; mon psy dit que je suis un obsessionnel, c’est-à-dire que je me livre à des activités secrètes qui n’intéressent que moi. Compter les perles, c’est déjà les enfiler : j'imagine un chien qui aurait sorti tout ça de lui en se tapant le cul et en sautillant avec joie. Je souris : chacun à son imaginaire pour ce qui est festif. Devant chaque chaise, il y a un petit carton avec un nom ; choisir une place, c’est choisir son trou, et je n’envie pas ceux qui disent vouloir passer l’éternité en famille.
Vers 21h, on s’était mis à table. Chacun avait 2, 3 apéros dans les pattes, ça commençait à gueuler, tout le monde était proche, mais personne ne s’entendait. Noël crée des miracles, mais pas de ceux qui feraient que mon père et sa sœur puissent se comprendre enfin. Je compte les points, de temps à autre je suis pris à partie par cette femme que j’appelais Tata : elle me dit que je suis un nanti, un oisif, je comprends qu’elle n’aime pas comment je vis. Gamin, elle s’occupait pas mal de moi quand mes parents me laissaient tomber : elle m’emmenait au ciné, à Disney, mais ça ne durait pas longtemps et je passais le reste de mes vacances avec son fils débile. Papa enchaine avec un concours de quéquette avec l’oncle Bernard, j’attends le moment où il cherchera à m’humilier d’une façon subtile et originale.
Entre chaque plat, il y a des animations. Mon frère est monté sur une chaise et doit mimer quelque chose en se dandinant avec son cul. Maman est toujours inspirée, vivement Noël prochain qu'on fasse des dessins avec nos bites pour pinceaux. J'attends que Patrick râle, il faut qu'il soit mauvais joueur, je veux dire, on serait tous étonnés s’il devenait enfin un adulte.
L’ambiance retombe après les mignardises. Je suis à la limite de la table des enfants. Mes petits cousins se font chier sur leur téléphone, j’aimerais bien leur dire de fuir pendant qu’il est encore temps.
Les regards se sont retournés vers moi vu que je suis le seul debout. Nathalie prie tellement fort dans sa tête pour que je ne dise pas de conneries que je l'entends.
— On va y aller, nous, dis-je. Je suis fatigué et on a de la route.
Maman semble déçue qu'on parte maintenant. J'avais été clair en préparant le terrain : on ne restera pas dormir. Je claque quelques bises rapides et je suis déjà vers l'entrée. Elle me coince dans le couloir, elle a des airs affolés de poule qui caquette : est-ce que c'était bien, est-ce qu’il n’y avait pas trop à manger et qu’on ne s’est pas ennuyés ?
Le comble, ce serait que je la rassure : c’est ce que je fais.
— C'était parfait.
Elle parait presque fière :
— Ce n’est pas tous les jours Noël, tu sais.
J'acquiesce ou c'est la fatigue qui me fait tomber la tête. Je me dis que ce serait une bonne idée si l’année qui vient ils pouvaient tous décider de ne pas mourir ou vieillir : on se verrait moins. Ils pourraient prendre cette bonne résolution au Jour de l’An par exemple, c’est une super fête que j’adore.
— Joyeux Noël à tous !
On lance ça aux derniers présents avant de se tirer.
Vous avez écrit un livre : un roman, un essai, des poèmes… Il traine dans un tiroir.
Publiez-le sans frais, partagez-le, faites le lire et profitez des avis et des commentaires de lecteurs objectifs…
Vous avez ce talent rare de rendre universels les travers des repas de famille, entre amour, agacement, et ces dialogues suspendus qui disent tout sans le dire.
Ce qui frappe surtout, c'est ce regard d'une précision implacable, sans jamais basculer dans le cynisme pur. On entrevoit une tendresse cachée pour les personnages, notamment la mère, dont les efforts sincères, bien que parfois maladroits, sont touchants. Votre formation en psychanalyse enrichit sûrement votre écriture : chaque détail semble choisi pour dévoiler une vérité intime sur les relations humaines.
Et cette conclusion, à la fois drôle et poignante, sur l'envie de voir moins ses proches pour mieux les aimer ? C'est un écho subtil à cette ambivalence que nous connaissons tous.
La famille, ce merveilleux théâtre où chaque Noël, on joue la même pièce, mais avec de nouveaux dialogues improvisés ! Junain capte l'absurde et le côté touchant de ces traditions où même les silences en disent long. Finalement, Noël est avant tout une ode à l’héroïsme : survivre à l’éternité familiale, entre le cousin débile et la tata parfumée, sans fuir dès l’apéro.
De mieux en mieux ces histoires écrites par des adultes désabusés, qui se regardent le nombril, et qui ont perdu leur âme d'enfant pour savoir écrire sur Noël, fête de joie et de partages. Quels beaux exemples donnés à la tablée des enfants ! Désolée de mettre les pieds dans le plat. Fanny qui s'attendait à lire de jolis contes.
La seule chose dont on puisse être sûrs en ce qui concerne Noël : c'est un fait imposé. Par l'église puis par le commerce. En définitive, la seule question est : pourquoi fêter la naissance d'un "dieu" auquel on ne croit pas ? Et la seule réponse #alicehouan est : la dinde. Merci, Julien, pour ce moment de décompensation salutaire !
PS : prise par l'action, je n'avais pas noté que ton texte dépasse le quota de caractères autorisés, ta punition sera 1 ou deux points en moins (dans la police de caractère du recueil) !
@Junain,
Un texte jouissivement désabusé, cynique à souhait, et décrivant parfaitement l'atmosphère de l'étau du repas de famille en tant que figure imposée. Heureusement que les repas de famille peuvent être aussi vécus comme des figures libres ;)
@Junain Eh bien, c'est plus que du dépassement du nombre de caractères imposés : c'est du dépassement de toutes les bornes des limites, Maurice (allusion à une vieille pub que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître ;-)).
Arrivée à la fin, je me suis demandée qui, de la famille ou du narrateur, est le plus imbuvable, bien que le "concours de quéquette" aurait dû être rédhibitoire, c'est dire !
Merci pour cette contribution réussie, si le but était de vous démarquer, et joyeuses fêtes de fin d'année, cher Junain !
Michèle
@Junain
Il y a des fêtes de Noël en famille où l’on s’ennuie.
L’ennuie tue la magie de Noël.
Dommage !
Peut être que c’est parce que je n’ai pas vu la sacrosainte distribution des cadeaux.
et le plaisir d'avoir une famille.
Bref !
C’est pas tous les jours Noël !
Heureusement !
FF